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Juillet 1954

 

Le baudet d'humilité.

 

 

            C'est quelques mois plus tard que j'ai eu ma dernière conversation avec Grand-père. C'était le jour de la fête du village, qui “ tombait ” chaque année le premier dimanche de juillet, et, sans chercher à honorer quoi que ce soit (on l'appelait tout simplement la Fête de Briez), encostumait toute la population mâle et femelle, des enfants aux vieilles personnes, et attirait aussi les jeunes de toute la région. Un jour noir pour les poulets et les lapins, qu'on abattait passivement ; chaque famille se réunissait autour d'un repas qui durait trois ou quatre heures, et dont le menu ne variait guère d'une maison à l'autre : escargots de bourgogne en entrée ou tête de veau vinaigrette, civet de lapin, rôti de poulet. Parfois une salade. Jamais de fromage : “ j'en mangeons toute la semaine, on va pas en mettre sur la table le dimanche ! ”. On terminait donc de façon abrupte sur “ quelque chose de sucré ”, surtout pour les femmes.

 

            Après cela, les hommes mariés descendaient aux cafés (Briez en comptait alors trois), et la politesse exigeait qu'ils les visitent tous. Ils se lançaient dans d'interminables parties de coinchées qu'ils poursuivaient jusque vers deux heures du matin, puis rentraient plus ou moins tanguants à la maison où les femmes les attendaient. La fête n'était pas pour elles, elles avaient occupé la journée comme elles pouvaient, et on ne leur demandait rien d'autre ce jour-là que préparer le repas, faire la vaisselle, attendre sagement le retour des hommes et se taire, même s'ils revenaient plus que mûrs.

 

            Depuis ce temps, beaucoup de choses ont changé. Des générations de la “ Fête de Briez ” sont montées aux Terres Rouges, et la Fête a perdu avec elles sa raison d'être. Plus de repas de famille pantagruéliques, plus de coinchées ; plus beaucoup de jeunesse surtout. Depuis quelques années, la municipalité a voulu la revigorer ; elle lui a donné justification en l'élevant à la dignité de “ Fête des moissons ”, et prétexte à rassemblement en organisant une course cycliste. Rien à voir avec la “ Fête de Briez ”. D'ailleurs on ne sacrifie plus les poulets, puisque les quelques fermiers qui restent se sont débarrassés depuis longtemps de tout ce qui “ prenait du temps ” et rapportait peu, à commencer par les arbres fruitiers et la basse-cour. On ne prépare plus les escargots ; ils ont succombé à l'arrachage des haies et aux désherbants. La “ Fête de la Moisson ” s'est citadinisée aussi sur le plan culinaire : c'est le Supermarché qui fournit le pâté “ de campagne ” et le rosbeef. Seul progrès : on a introduit le “ plateau de fromage ”.

 

            La “ Fête de Briez ”originelle vivait donc ses derniers instants en ce dimanche de juillet 1954. C'était au début de l'après-midi, la fête foraine n'avait pas encore vraiment commencé ; la place était presque vide et seuls quelques petits groupes de “ domestiques ” s'agglutinaient autour des stands. On appelait “ domestiques ” les ouvriers agricoles qui “ se louaient ” deux fois l'an aux “ Fouées aux Courtes-oreilles ”, à Couloutre à la Saint-Jean (c'était la Mouille-bec bien nommée) et à la Saint-Martin à Donzy. De pauvres gars, le plus souvent de l'Assistance Publique, qui gagnaient deux mille francs par an, nourris et logés. On les reconnaissait facilement à leur costume bleu-pétrole, leur cravate violette ou rouge-coquelicot. La veille, le coiffeur les avait abondamment brillantinés, et leur chevelure ondulait en grandes vagues durablement fixées par une abondante couche de cosmétique. Un beau garçon, dans les années cinquante, se devait d'avoir des cheveux bouclés, à la Charles Trenet. Cette fête, c'était pour eux une courte rupture dans leurs travaux, juste avant le grand coup de collier de la moisson, et qui sait, peut-être, le soir, la possibilité de “ sortir ” une fille ? Pour l'instant, ils tuaient le temps en descendant à la carabine des fleurs artificielles qu'ils accrochaient au revers de leur veston : une chance supplémentaire pour la chasse aux filles. Quelques unes, allant par paires, commençaient d'ailleurs à virevolter autour des groupes de garçons comme guêpes autour du miel ; elles passaient et repassaient, dans leur corsage à fleur et leur jupe bouffante, chuchotaient entre elles et montraient les garçons du doigt, pouffaient de rire pour attirer leur attention par ce manège provoquant. Les gamins faisaient leur premiers tours de chevaux de bois.

 

            Je traversais cette “ fête ” que je trouvais bien triste ; j'étais seul, désoeuvré, je ne parvenais pas à trouver ma place dans cette partie où chacun jouait un jeu qui me semblait bien futile. J'étais à l'âge nigaud, bien évidemment trop grand pour monter sur les manèges, trop jeune pour me mêler aux joueurs de cartes. Quant aux filles, je ne savais pas comment les intéresser. Elles m'attiraient et m'intimidaient à la fois, tellement, à âge égal elles me paraissaient plus dégourdies que moi. Je me sentais gauche et me croyais ridicule avec mes cheveux raides et mes mèches rebelles qu'aucune pommade ne réussissait à maîtriser. Mes chances étaient nulles, je n'étais pas du tout au goût du jour…

 

            Le café du village, près du ruisseau, à l'ombre des tilleuls qui entourent l'église, commençait à s'emplir. On entendait déjà résonner sur les tables les gros poings des paysans : “ belote ! ”, “ Re ! ”, “ Je coinche ! ”… Non, décidément, je n'avais rien à faire sur cette fête.

            — Eh Jean !

 

            J'ai reconnu la voix : Grand-père m'appelait, sur la porte du café : “ Vins donc te siéter un moment, j'suis tout seul ! ”

 

            Que cela n'était donc pas dans ses habitudes… Avant sa maladie, il était toujours mêlé aux groupes de manilleurs, il criait et riait plus fort que tous, coinchait si violemment sur la table que verres et bouteilles tremblaient. C'était un joueur passionné, avant… Je le trouvais aujourd'hui, attablé devant un demi de bière. Seul.

 

            Je me suis assis en face de lui, et il a commandé un autre demi pour moi. Il me regardait en silence ; je sentais qu'il avait besoin de ma compagnie, qu'il voulait dire quelque chose mais ne savait pas par où commencer.

            — Ça n'a pas tellement changé, finit-il par dire en regardant son verre qu'il faisait tourner lentement dans la main.

            — Quoi donc, Grand-père ?

            — Ben, ici. Tu vois, quand j'étais gamin, c'est déjà dans cette salle que mon père et ma mère tenaient leur bistrot. Il y avait les mêmes tables, les mêmes bancs. Il n'y a que la peinture qui a changé, et qu'on a refaite, quand mes parents ont mis le commerce en gérance. Soixante-dix ans, et pas de changement ! Si ça pouvait être pareil pour nous !… Tu vois, à côté, c'était déjà la cuisine, qui donne sur cette salle et sur une chambre. Et puis, en haut, il y a encore trois chambres. Oh, une belle maison ! Y'en a pas beaucoup comme celle-là, dans le bourg…

 

            Grand-père parlait d'une voix rêveuse, le regard toujours fixé sur son verre : “ Tiens, je revois mon grand-père Louis, le sabotier. Il habitait juste à côté. C'est lui qui a gagné tout ça, avec ses sabots… Il venait “ des fois ” s'enfiler en douce une petite gorgée de goutte ; je le vois encore, comme si c'était hier… il s'essuyait les moustaches, “ du rvint du rva ”, deux coups de manche, replaçait en vitesse la bouteille, fermait la porte, “ ni vu ni connu, j't'embrouille ” !…

 

            Grand-père souriait, en pensant à l'aïeul Louis.

            — Le “ pour vieux ”, tu sais comment il est mort ? J'étais chez lui quand c'est arrivé. On était tous les deux “ sietes ” devant le feu de cheminée. On le voyait “ baisser ” depuis quelque temps, et mes parents, pas tranquilles, m'envoyaient tous les soirs lui tenir compagnie jusqu'à ce qu'il se couche. Tout d'un coup, vlan, il s'abat de tout son long en avant, sans un mot, et tombe en plein dans le feu. J'ai appelé mes parents. Quand on l'a relevé, tout le visage était déjà carbonisé, mais il était mort sur le coup, avant de tomber, heureusement pour lui…Une belle mort… Il a pas souffert, lui…

 

            J'aurais voulu dire quelque chose ; je savais que Grand-père pensait surtout à sa maladie. Je savais qu'il était revenu aujourd'hui dans ce café, seul, pour revivre son enfance et sa jeunesse, et peut-être leur dire un dernier adieu… mais que dire ? Il m'avait appelé comme on appelle une grande personne pour se confier, pouvoir parler à voix haute.

 

            Dehors, les manèges tournaient ; on entendait siruper la voix de Tino Rossi : “ Marinella, ah reste encore entre mes bras… ”, les coups de feu des carabines, les cris des filles.

            — Ça fait soixante-dix ans, et rien n'a changé, répéta Grand-père. Il eut un petit sourire triste. Tout ce qui a changé, c'est nous. Y a bien longtemps que le grand-père Louis et mes parents sont là-haut, au “ cémtie ”… On m'a fait faire la guerre. J'en suis revenu, avec deux décorations. De la chance. T'as vu sur le Monument aux morts, les “ ceusses ” qui n'sont pas revenus ? Et pourquoi ? Moi, j'étais comme les autres, j'croyais que c'était la dernière… Même mon curé me l'écrivait, quand j'étais au front… Ah, j't'en fous, oui, il était pas plus malin que nous, il se trompait bien, lui aussi ! La preuve, en 39, il a fallu repartir… enfin, pas moi, j'étais trop vieux, mais ton père… Alors, nous, ça n'avait servi à rien ?

 

            Grand-père se tut un moment. Il me regardait fixement sans attendre vraiment de réponse à ses questions.

            — D'ailleurs, j'y ai rien compris à cette guerre de 39. Les Boches, fallait les chasser, c'est sûr. Mais ces jeunes qui ont voulu jouer au soldat, et qui s'cachaient dans les bois… J'ai pas bien compris. C'était pas du tout comme nous : nous, on avait les Boches en face de nous, à cinquante mètres, des fois moins. C'était clair. C'était eux ou nous. Mais les résistants ? Y'en avait-y-pas qui en profitaient pour faire autre chose ?

 

            La Résistance n'avait jamais été bien comprise dans la région, ni bien admise. Les paysans se méfiaient… est-ce qu'on sait ? Des Rouges, qui sait ce qu'ils ont derrière la tête ? On était contre les Boches, ça c'est sûr. Contre Petain aussi, en tout cas Grand-père l'était. Pour la libération, bien sûr. Mais il y avait pour cela les Américains et les Anglais. Alors, la Résistance… Et même le “ Grand Charles ”… Pas clair tout ça. Un seul n'était pas discuté, parce qu'il “ était propre, lui ”, c'était Leclerc. Les autres… méfiance.

            — Et me v'là, “ sieté ” là, sur ce banc, exactement où j'étais voilà soixante-dix ans. Mais à c't'heure, c'est la fin… Ça rime à quoi, tout ça ? J'veux dire, toute cette vie… Et encore, j'ai eu de bons moments. Je crois que j'en ai profité autant qu'un paysan peut profiter de la vie… Mais quand même, à quoi ça rime ?

 

            Il ne me posait pas vraiment la question, et je regardais, embarrassé. Il reprit :

            — Et Massery qui s'est pendu ? Et Edith qui se dessèche, toute seule dans sa grande maison ? Et la Biennassée qui n'a que son harmonium et ses bouteilles de rouge ? Y a-t-y un sens à ça ? C'est ça que je voudrais qu'on m'explique. Mais j'vois bien que j'vas partir, pas plus avancé que quand j'suis venu, ici, dans cette maison…

 

            Je l'écoutais parler sans rien dire, hochant parfois la tête, soit pour l'approuver, soit pour essayer de lui dire : mais non, tu exagères, parle donc d'autre chose…

 

            Grand-père sembla réfléchir à tout ce qu'il venait de dire. Le silence, entre nous, me parut interminable. Il ne quittait pas des yeux son verre de bière, attentif semblait-il aux petites bulles gazeuses qui montaient dans le liquide et venaient crever sous la mousse. Il était perdu dans son passé, sourd aux bruits de la fête, aux éclats de voix des joueurs de cartes, de plus en plus bruyants à mesure que s'accumulaient sur le bord des tables les chopines vides…

            — Mais toi, t'es moins bête que moi. Tu fais des études… Tu comprendras peut-être tout ça, tout ce que j'ai pas compris…

 

            Douard parlait d'une voix hésitante ; avec des arrêts.

            — Mais tout instruit que tu s'ras, faudra pas “ que tu te croies ”… Y en a qui ont honte de leurs parents, quand ils sont instruits… Misère ! Tu s'ras pas comme eux, dis ?

            Je souris un peu, l'air de dire : non mais, qu'est-ce que tu vas imaginer là ?

            La porte du café était grande ouverte. L'après-midi s'avançait, des couples commençaient à se former ; nous les voyons passer et se diriger vers le bal qui s'ouvrait. Ils jetaient un coup d'œil à l'intérieur du bistrot, et poursuivaient leur chemin, enlacés et riants.

 

            Une silhouette noire passa devant la porte, un peu courbée ; elle avançait d'un pas lent et régulier. C'était le père Reboulleau, avec ses grosses moustaches blanches à la Vercingétorix. Comme chaque soir, il était allé chercher son âne dans “ éance ”, et le ramenait à l'écurie. La bête suivait son maître, de la même allure tranquille et régulière, hochant la tête à chaque pas, comme un métronome, un sourire de vieux sage aux lèvres.

 

            Grand-père avait suivi mon regard :

            — Tu vois le baudet à Reboulleau. Il dit rien, mais il suit son maître et sourit, l'air de dire : faire ça ou autre chose… je pourrais fort bien désobéir, aller brouter les fleurs à Angéline Tavard, ou donner un coup de pied au père Picarnon qui passe et qui n'vaut pas la corde pour le pendre… Mais non. Cela n'aurait aucun sens. Alors, je suis sagement le père Reboulleau mon maître, sans rien dire. Il sait même pas que je pense…

 

            Grand-père s'arrêta un instant, et me regarda bien droit dans les yeux, en ajoutant :

            — Y'a une chose que j'ai comprise depuis quelques temps… enfin, j'crois… c'est qu'faut pas s'en “ faire en croire ”. Faut rester simple. La vie, c'est pas “ grand choue ”… Faire c'qui plaît, et qui n'fait de mal à personne, c'est tout… La vie, faut la traverser comme le baudet à Reboulleau traverse la place en c'moment, j'sais pas comment dire, moi…

            — Avec humilité, Grand-père, c'est ça que tu veux dire ? Faut pas être orgueilleux, quoi ?

            — C'est ça, avec humilité, t'as trouvé l'mot. Jean, mon garçon, c'que j'voudrais, c'est que tu restes simple… un baudet d'humilité, comme tu dis …

 

 

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