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Chroniques nivernaises [ou bourguignonnes]

Céline

 

Eté 1949

 

 

            Céline… Tu étais déjà une ombre… Et tu es devenue maintenant l'ombre des ombres. Tu étais je pense le personnage le plus terne de mon village. Pourquoi est-ce toi qui, précisément maintenant, as laissé la trace la plus nette dans la trame de mes souvenirs ? Peut-être parce que tu résumes et rassembles en toi tous les êtres qui s'entrevivaient dans ce petit rassemblis de maisons perdues au fond du bocages nivernais. Enfin, ce qui fut le bocage nivernais, et qu'aucun de ces êtres qui défilent dans ma mémoire, cortège de noirs vieillards depuis longtemps disparus, ne reconnaîtrait.

 

            De ce passé, de mon enfance, tout a disparu. Bêtes et gens depuis longtemps sont retournés à la terre, le bocage, pulvérisé par les bulldozers a été gommé, remplacé par une sorte de no man's land, la plupart du temps jaunâtre. Si bien que j'évoque un pays qui pourrait être parfaitement imaginaire, qui n'a laissé aucune trace, sinon en moi, et qui pourtant fut bien réel.

 

            Oui, pourquoi de ce monde des ombres, est-ce la plus grise d'entre toutes qui émerge ? On l'appelait Céline. Céline, c'est tout. Pas de nom de famille. Pour moi, c'était Céline l'énigmatique, Céline la mystérieuse. La désigner ainsi suffisait à tout le monde, comme il suffit au paysan de dire : la Jaunette. Ou la Bichette. Aussi, en quoi était-il besoin d'en dire plus ? En quoi différait-elle de l'une des vaches que, deux fois par jour, elle menait aux champs ? Pour l'enfant que j'étais, elle apparaissait comme parfaitement impropre à toute datation : elle était vieille, très vieille, et l'avait sans aucun doute toujours été. Petite bonne femme courbée sur son bâton, conduite sagement par ses vaches. Le grand chien fou qui l'aidait à maintenir un ordre que rien en fait ne troublait dans ce maigre troupeau de six bêtes malingres semblait tout à fait indépendant de la gardienne, et ne se souciait pas plus d'elle qu'aucun autre habitant de Briez.

 

            Je la voyais presque chaque jour passer, contourner la mare ronde qu'ombrageaient une demi-douzaine d'ormes, je la voyais passer, guillemet noir fermant la phrase de son petit troupeau de charolais blancs. Une chauve-souris vêtue d'oripeaux sombres, échappée d'un passé lointain, oubliée par la mort, une survivance en somme, comme la coiffe nivernaise qu'elle était la dernière du village à porter. Petite face de guenon, jaune terreux, ridée comme une pomme au bout de l'hiver. La crasse tapissait le réseau dense des rides de son visage. D'un bout à l'autre de l'année, Céline allait, derrière ses bêtes, petit pantin mécanique, silencieux, au regard hébété, vaguement rêveur, tout comme celui de ses vaches.

 

            J'ignore quand tu es arrivée à Briez. Je sais seulement que tu n'as pas toujours habité parmi nous. Je crois même que tu as goûté un peu de la ville, je veux dire de Paris, dans ta jeunesse. C'est ce que disent les gens, mais j'ai de la peine à le croire, à croire que tu as eu une jeunesse. Pourtant, il t'est resté de cette époque, je le reconnais, quelques expressions, des intonations qui ne ressortissent pas à notre patois. Quand tu parles de ton mari, tu ne dis pas “ moun houmme ”, comme les paysannes de mon village, tu dis : “ Défunt mon mari qu'est mort ”. Je dois donc reconnaître que tu viens d'ailleurs, que tu as eu une autre vie, avant la vie animale que je te vois maintenant mener.

 

            Céline, je te sens différente. Je t'imagine un passé fabuleux. C'est pour cela que j'ai demandé au père Massery, mon vieux voisin bourru, moustachu, ce qu'il savait de toi.

            — Oh, p'tit, qu'est-ce que ça peut te faire ?

            — Mais tout de même, dis-moi… je voudrais savoir : elle n'est pas d'ici ?

            Le vieux regarde ailleurs, et s'il pouvait dissimuler tout son visage derrière sa grosse moustache, je crois bien qu'il le ferait.

            — Non. Elle n'est pas d'ici. Mais il y a un moment qu'elle est arrivée… Oui, ça fait longtemps… Tu n'étais pas encore “ au monde ”.

            Là-dessus, il remonte des deux mains son vieux pantalon de coutil bleu, placardé de larges pièces. Le pantalon n'en demandait pas tant, mais cela signifiait : allons, n'en parlons plus. J'insiste :

            — Pourquoi est-elle venue ?

            Le vieux cette fois me regarde. On distingue à peine l'iris de ses yeux à travers le fente étroite de des paupières lourdes. Visage inexpressif, un peu bouffi comme ceux des buveurs. Il grogne dans sa moustache, plutôt qu'il ne parle :

            — Elle est arrivée après la mort de la mère Plautat… Oui. Plautat était malade. Heu…heu…heu…

            Ça y est, Charles Massery va parler, puisqu'il a retrouvé son rire. Enfin, ce qui lui sert de rire, ce heu…heu…heu…, c'est un rire de remplacement, parce que Charles Massery ne rit jamais. Et à la réflexion, quand je fais défiler, les unes après les autres toutes les ombres de mon village dans ma mémoire, je m'aperçois qu'elles ne riaient jamais. Jamais vraiment. Des pseudo-rires, oui. Mais le rire franc, le rire explosant, personne, mis à part grand-père et mon père, non, personne n'en connaissait le secret. C'étaient toujours des rires apprêtés, des rires faux-jeton. Je suppose que chez les vignerons de Bouilly, ou de Bourgogne, on se laisse aller au rire qui explose, au rire à poitrine ouverte. Dans mon village, les poitrines étaient fermées et aussi les cœurs.

 

            Heu… heu… heu… il va parler :

            — Enfin, malade… malade imaginaire, oui. Quelque temps après la mort de sa vieille, il s'est fait venir un dictionnaire où c'est qu'on trouve toutes les maladies que “ l'yab ” il a inventées, et puis il s'est couché. Il passait son temps à se regarder dans une glace, à tirer la langue, à s'abaisser les paupières, à se tâter de partout. Il changeait de maladie tous les jours et se croyait “ condamné ”. Mé dévie qu'la mort de sa femme, ça lui avait comme qui dirait tourné la ciboule. Il ne se levait plus, mais il mangeait, le bougre ! Il était devenu tout gros, tout gras. Il ne supportait plus sa fille, ni surtout Domet, son gendre, qu'il a jamais pu “ encaisser ”… Oui, neurasthénique, v'la ce qu'il était. Mais pas plus malade que toi et moi.

            — Mais ses bêtes, qui s'en occupait ?

            — Ses bêtes ? Heu… heu… heu… elles étaient sûrement plus malades que lui ! Ses vaches, c'était une peau tendue sur des os. Et puis, un mauvais poil long, qu'elles gardaient toute l'année. Il ne “ faisait ” plus ses champs. Ils sont retournés en friches. Des arbres ont commencé à pousser dedans, et puis des “ aronces ”… Tu les connais, les champs à Plautat, à c't'heure ? V'là que ça devient des taillis. Combien ça fait de temps qu'ils n'ont pas vus la queue d'une charrue ? Hein, combien qu'ça fait de temps ? On est en 49, sa vieille est morte en 35, ça fait à peu près ce temps-là. Oui, c'est ça, fait le vieux après un silence, le regard vague. A peu près ce temps-là qu'ils n'ont pas vu le soc de la charrue, ses champs…

            — Mais Domet, il ne pouvait pas faire le travail, lui ?

            — Domet ? Heu… heu… heu… J'te l'ai déjà dit, que l'vieux n'a jamais pu l'encaisser. Il n'a jamais digéré le mariage de sa fille avec Domet. Pourquoi, ça j'sais pas… Peut-êt' bien parce que le Domet, il avait “ pas ène roe d'terre ” ! Tout ce que je sais, c'est que quand Domet venait “ à la fumelle ” chez Plautat, il se cachait… même qu'un jour, l'vieux les a surpris, et, dame, le Domet, heureusement qu'il était jeune et “ drut ”, parce qu'il a fallu qu'il saute par la fenêtre, c'est moi qui te l'dis ! Le vieux avait pris un gourdin… ah ! il était pas malade à c'moment-là ! Heu… heu… heu…

            Je crois bien que Charles Massery, cette fois, rit pour de bon, à l'idée de Domet sautant par la fenêtre.

            — Si bien que, tu comprends, l'vieux, y n'tient pas du tout à ce que Domet fasse ses terres à sa place… Me dévie qu'ça lui donnerait trop d'importance.

            Silence. Charles Massery hésite. Il reprend, plus bas, il s'arrête souvent, comme gêné :

            — Et puis, tu le sais bien comme moi, y a pas plus feignant que Domet… Je ne sais pas s'il y tient tant que ça, à “ faire aller ” les terres du beau-père. C'est “ yée ” un paysan… Toujours à chercher de l'ouvrage… en priant “ l'bon yeu ” de n'pas en trouver… Depuis quelque temps, il a trouvé le moyen : il va “ faire du bois ”. J'voudrais bien savoir combien de cordes il empile dans sa journée… Il peut pas faire de bois, il est tout le temps chez lui… un jour il a mal aux reins, un autre jour, il fait grève… parce qu'ils ont un syndicat, les “ beuchtons ”, et ça fait grève… euh là, qu'c'en est honteux !

 

            La voix du père Massery gronde. Manifestement, les syndicats, il n'est pas pour ; d'abord, ce n'est pas une “ affaire qui s'faisait de son temps ”. En quoi il se trompe, parce que les bûcherons de la Nièvre, et de tout le centre de la France ont été les premiers ouvriers à s'organiser en puissants syndicats, dès la fin du 19ème siècle. Mais Massery, lui, est un paysan. Pas un bûcheron. Pas un ouvrier. Il ignore tout des “ beuch'tons ” comme il dit avec mépris. Deux mondes qui cohabitent dans le même village, et s'ignorent. Il reprend, railleur :

            — Il arrive le matin dans sa coupe ; il trouve deux brindilles entrecroisées sur sa “ chieuve ”, enfin, sa chèvre, son “ chigot ”, tu sais bien, pour poser le bois quand on le scie : les deux brindilles, ça veut dire que le chef (c'est le responsable du syndicat pour Massery) a décidé qu'aujourd'hui on ferait grève. Eh bien, mon Domet, il se le fait pas dire deux fois ! Il revient vite à la maison ! Feignant, que j'te dis !

 

            Tout cela est très bien, mais nous avons un peu oublié Céline. J'insiste.

            — La Céline ? Elle a débarqué un beau jour ici, à Briez. Je t'ai dit, t'étais pas encore “ au monde ”, ou en tout cas tout juste. Elle était comme à c't'heure, ni plus vieille, ni moins. Y en a quelques-uns qui l'ont vue arriver (pas moi), déjà courbée, un grand sac de touille en toile où c'est qu'elle avait mis tout son “ bien ”. On s'demandait bien c'que c'était, et puis, où ça allait… Eh bien, c'est allé chez l'vieux Plautat. On a dit par la suite qu'il avait mis une annonce dans un journal, comme quoi il avait besoin d'une domestique… heu… heu… heu… il l'a eue, sa domestique, et puis tout le reste ! Cette fois, les rides du père Massery se plissent d'amusement, au coin des yeux. Je ne lui avais jamais vu cet air là. Au reste, je n'avais pas compris les derniers mots. Ce n'est que plus tard que je saurai ce qu'il voulait dire par “ et puis tout le reste ”.

 

 

Novembre 1949

 

            Je suis allé me chauffer vers Céline ! Dans notre patois nous ne disons pas “ près de ”, encore moins “ auprès de ”. Cela fait “ parisien ”. On dit “ vers ”, ou plus exactement : “ vée ”. “ Vins-don vée moué ! ” disait grand-mère, et non pas : “ Viens donc auprès de moi ”. Toujours cette réserve, cette pudeur.

 

            L'automne est le temps, “ en fin de saison ”, après la moisson, où les gardiens de troupeaux laissent leurs bêtes paître en liberté, n'importe où, même chez le voisin, en vaine pâture. La propriété, à ce moment, est abolie, pour le pâturage. Je devrais parler au passé, dire “ était abolie ”, car toutes ces coutumes ont disparu aujourd'hui. C'était, je crois, une survivance d'anciennes pratiques d'exploitation communautaire du terroir. Il en restait une concertation, souvent tacite, pour la rotation des assolements, et cette vaine pâture.

 

            En octobre et novembre, nous “ sortions ” les vaches vers dix heures du matin, après disparition de la gelée blanche, et nous les rentrions vers trois ou quatre heures de l'après-midi. C'est dire que nous, les gardiens, “ déjeunions ” aux champs.

 

            Pénétrante tristesse des ciels gris et bas de cette saison. Solitude. Silence. Le temps s'étirait, lentement, interminablement. J'aimais cette atmosphère mélancolique, cette patiente attente de l'heure du retour.

 

            Ce jour de novembre, je me souviens, il pleuvait ; un crachin fin, et froid. Je m'étais adossé, pour m'en protéger, au tronc d'un orme qui avait gardé son feuillage. C'était une protection parfaite, même contre une pluie durable et plus importante. Il eût fallu des heures d'averse violente pour que le plumage de mon orme commence à être “ enfondu ”, “ aigé ”, et que les premières gouttes ne commencent à m'atteindre. Je regardais tomber cette pluie fine, et je fixais une feuille particulière de l'orme : à mesure que le poids de l'eau augmentait, la feuille s'inclinait, s'inclinait. Puis une grosse goutte se formait à l'extrémité pointue. La goutte grossissait encore et, comme à regret, se détachait de la feuille. Celle-ci se relevait alors légèrement, soulagée, et un nouveau cycle recommençait. J'ai passé des heures de mon enfance à contempler des spectacles aussi simples que celui-ci, en rêvant.

 

            J'étais là parfaitement au sec, mais le col de mon “ capuchon ” relevé ne suffisait pas à me protéger du froid. Je n'avais pas allumé de feu, je ne sais plus pourquoi. Ma chienne, Pastille, allongée de tout son long près de moi, le museau sur les pattes, grelottait elle aussi. Le troupeau, douze vaches, un taureau et une chèvre, évoluait au loin dans une éteule, nous disions un “ pailleri ” riche en herbes dont les bêtes étaient friandes, et que nous appelions “ herbes à cochons ”. Ma chienne semblait écœurée de ce désœuvrement, de n'avoir pas à intervenir.

 

            J'ai aperçu le petit troupeau de Céline, à près d'un kilomètre de moi ; la gardienne était assise, abritée par une épaisse “ bouchue ”, et elle avait allumé un feu. D'où j'étais je distinguais une tache noire, vaguement ronde, la tête inclinée vers les genoux. Céline ravaudait sans doute quelque chose, à moins qu'elle ne sommeillât. Je me suis détaché d'un coup d'épaule du tronc ; ma chienne a compris, mais je lui dis tout de même : “ allons voir Céline ! ”

 

            J'avais eu rarement l'occasion de lui parler jusqu'à ce jour, nous avions seulement échangé quelques mots lorsqu'il arrivait que nos troupeaux se croisent dans les chemins.

 

            Je me suis approché d'elle, jusqu'à quelques mètres. Elle ne m'avait pas entendu venir, et gardait la tête baissée, comme enfouie dans son ouvrage, à se demander comment elle ne se piquait pas le nez avec ses aiguilles. C'est le bond de son chien, et son grognement qui lui ont fait enfin lever les yeux vers moi :

            — Tiens, c'est Jean ! Tu es donc réveillé ?

            

           Je m'attendais à cette question stupide. C'était sa façon à elle, Céline, de dire bonjour. Quelle que soit l'heure à laquelle nous nous rencontrions, elle me demandait si j'étais réveillé. Cela m'agaçait à chaque fois : cela se voyait, que j'étais réveillé, non ? En fait, Céline ne faisait qu'adopter une coutume de la campagne, et spécialement de Briez, selon laquelle, d'une part il faut absolument échanger quelques mots avec le voisin que l'on croise, et d'autre part, choisir les tournures le plus banales, les plus dénuées de sens possible. Pas question de dire simplement : “ Bonjour, comment vas-tu ? ” Non, c'est trop direct, trop personnel. Encore moins d'engager une conversation sérieuse, de laisser poindre sa pensée, une opinion. On s'emploie au contraire à les cacher à vivre comme dissimulé continuellement derrière le brouillard de phrases creuses, de formules toutes faites.

            

          Je dus grogner quelque chose comme “ on le dirait ”, et je tendis mes mains vers le feu. Céline replongea le nez dans ses chaussettes. Son chien se recoucha, tranquillisé par l'attitude pacifique de Pastille, qui se tenait derrière moi, sur la réserve.

 

            Céline empoigna le bâton qu'elle avait posé près d'elle et qui est le sceptre du vacher, et, de la pointe, remua quelque chose dans les braises.

            — Vous faites de la cuisine, Céline ?

            — Oh, j'ai trouvé quelques châtaignes, et deux pommes, que je fais cuire, pour les manger.

            — Vous n'avez donc pas apporté à manger ?

            — Ma foi non ; ce n'est pas la peine, puisqu'on trouve de quoi se nourrir dans les champs.

 

            Elle tournait vers moi sa petite face de guenon, ronde, terreuse, ravagée de rides. Elle clignait des paupières, comme si la lumière l'incommodait. Elle ressemblait à ces têtes que font réduire les Indiens d'Amazonie. J'étais bien incapable de dater cette tête momifiée, figée dans le temps. On pouvait dire 60, comme 70 ou 80. En fait, Céline devait approcher les soixante-dix ans. Elle me fixait de ses tout petits yeux noirs, qui n'exprimaient rien. Rien, sinon une sorte de ruse et de crainte animales.

            — Tout de même, Céline, ce n'est pas un goûter, cela !

            — Oh, vu qu'on soit calé, c'est le principal !

 

            Moi aussi j'aimais faire cuire des pommes ou des châtaignes dans la braise, à l'automne. D'abord, je m'amusais à faire comme les trappeurs, dont je vivais les aventures dans les livres de Curwood. Je m'imaginais perdu dans le Grand-Nord, tout seul. J'oubliais que derrière moi, pas bien loin, fumaient les cheminées du village. Je m'inventais des histoires, j'étais parti en expédition pour de longs mois, je ne vivais que de cueillette… Il y avait aussi le plaisir de manger ces pommes ; leur peau était carbonisée, mais la chair, par-dessous, délicieuse, ramollie, un peu acidulée… Et quand je pouvais trouver un escargot (de Bourgogne, naturellement) qui ne s'était pas encore enterré pour hiverner, je l'ajoutais au menu, et l'envoyais tenir compagnie aux pommes et aux châtaignes, tel quel, avec sa plus noble fin coquille et sans autre préparation. L'escargot de Bourgogne mérite mieux, j'en conviens, et ceux que préparait grand-père, au printemps, c'était autre chose. Mais justement, mes escargots frits dans la braise me procuraient d'autres plaisirs : leur chair grillée avec les entrailles développait sa [saveur] indicible un peu aigre de la façon la plus naturelle qui soit : c'était l'escargot dans sa plus simple, dans sa plus grande expression. Aucun autre parfum ne venait l'altérer.

 

            Céline avait repris son raccommodage.

            — Toujours au travail, Céline.

            — Eh oui, que veux-tu, il faut bien s'occuper ! On s'ennuierai sans cela ! Tu vois, ce sont des chaussettes à Lui, que je raccommode, pour qu'il ait chaud cet hiver. Il est si frileux…

 

            Elle disait toujours “ Lui ” pour désigner son patron, Plautat. Elle avait, pour prononcer ce petit mot, des intonations pleines de respect quasi religieux. Une personne non avertie aurait pu croire qu'elle ravaudait les chaussettes de Dieu le père.

 

            “ Lui ”, pourtant, ne me semblait pas justifier pareille dévotion. On l'apercevait, parfois, lorsque, fait rarissime, il sortait de chez lui. J'avais entrevu un vieillard de taille moyenne, ventripotent, une grosse touffe de cheveux blancs comme neige. C'était comme une apparition molle et falote. Un nuage sans consistance, sans contours définis. Son visage bouffi, aux traits incertains, m'avait frappé. Il avait tourné vers moi une face inexpressive au regard éteint. Et, sans doute sans m'avoir vu, il avait franchi le seuil de sa maison ; l'apparition s'était évanouie, comme une écharpe de brouillard qui s'effiloche et se dissout dans l'air.

 

            Céline avait apporté un grand sac de toile grise, rempli de vieux vêtements qu'elle entendait repriser. Les chaussettes terminées, elle plongea dans le sac, fouilla dans les hardes, écarta un ou deux caleçons, quelques chemises, et, l'air rassuré, sortit une veste bleu marine qu'elle étendit sur ses genoux. Elle resta quelques instants silencieuse, contemplant la veste.

            — Eh oui, elle est vieille ! Elle a peut-être quarante ans, peut-être plus. C'est une veste que nos patrons de Paris avaient donnée à défunt mon mari qu'est mort, pour qu'il la porte…

            — C'était gentil de la part de vos patrons, Céline.

            — Oh ça ! je peux dire que j'ai toujours eu de bons patrons. Mais mon mari n'a pas eu le temps de la porter bien longtemps, le pauvre… Regarde, elle est comme neuve. Aussi, c'est Lui qui va la mettre cet hiver.

 

            Céline prend sa boîte à ouvrage, une boîte en fer blanc qui, à l'origine, avait contenu des biscuits. On distingue encore sur le couvercle une scène où l'on voit un petit apprenti pâtissier, courant dans la rue pour livrer ses friandises, poursuivi par un gros chien qui lui saute aux basques et cherche à s'emparer de la boîte. Sur le couvercle, on peut encore lire, à moitié effacée, l'inscription : “ Aux friandises parisiennes ”.

 

            Céline ouvre la boîte, cherche les aiguilles et le fil dont elle a besoin ; mais c'est une petite montre qu'elle en sort ; elle secoue la tête, et me la fait admirer. :

            — C'est la montre que défunt mon mari qu'est mort m'avait offerte, deux ans après notre mariage… Tu sais, Jean, elle est presque en or ! Et l'année d'après, il m'avait acheté cette broche.

 

            Elle me montre la broche, comme on brandit une pièce à conviction. Elle aspire une grande bouffée d'air, soulève ses épaules, et soupire, comme oppressée par ses souvenirs :

            — Oui, c'est bien loin tout cela !

 

            Décidément, elle peut me produire toutes ces preuves d'une existence passée différente, d'une époque où elle était jeune, je ne parviens pas à l'imaginer autrement que maintenant, petit être gris, courbé et ridé. Je hoche tout de même poliment la tête.

 

            Céline s'attaque au coude de la veste qu'elle destine à “ Lui ”.

 

 

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