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Septembre 1953

 

La conversion du Douard

 

 

            Bien des fois Grand-père avait évoqué, en ma présence la vieillesse et la mort. Ces pensées sont de vieilles compagnes des paysans. Quand ils passent de longues journées dans la seule compagnie des bêtes, le silence et la méditation emportent leurs songes plus loin qu'on imagine : oserai-je dire, presque aussi loin que s'ils étaient de “ vrais ” philosophes ? J'ai souvent été surpris par leurs réflexions sur la vie, la mort, toutes ces choses si simples et si impénétrables.

 

            C'est entre hommes que mes paysans parlent parfois de cela : les femmes, je veux dire celles de ma campagne, gâtent les interrogations métaphysiques car elles balaient le doute à coups de vérités révélées. C'est aux champs, en plein travail, ou bien même au café que, au détour d'une conversation anodine, j'ai entendu les hommes de la terre livrer le fond de leur être, et, pudiquement, aborder aux graves questions.

 

            Je dois dire que Grand-père ne s'est jamais prononcé, devant moi, sur l'Au-delà ; il était là-dessus d'une sage circonspection. Il ne craignait point tellement la mort, mais plutôt la vieillesse et les infirmités : “ Moi, si un jour je ne peux plus manger et boire à mon aise, je préférerai m'en aller. Je ne veux pas me voir traîner comme une vieille bête inutile, à la charge de sa famille. Et surtout, je veux profiter jusqu'à la fin de tout ce que la vie a de bon ! ”

                Il disait cela de sa voix tranquille, un peu grasseyante. Il fut presque exaucé.

 

            Les premiers troubles commencèrent au mois de septembre perte de mémoire, difficulté d'élocution, sorte de paralysie momentanée et très partielle. Le diagnostic du médecin nous laissa sans espoir : “ C'est une artériosclérose… très avancée : ses artères sont aussi dures que des tuyaux de pipe, le cœur fatigué… d'un moment à l'autre un vaisseau peut éclater, au cerveau, entraînant soit une paralysie définitive, soit la mort. ” Tout ce qu'on pouvait espérer était une prolongation de quelques mois, avec force médicaments, et surtout un régime draconien qui supprimait tout ce que Grand-père aimait. Autant dire qu'il fallait renoncer d'emblée à réaliser cette deuxième condition. Quant aux causes de la maladie, les médecins s'en soucient peu… Inch Allah ! Hérédité, terrain propice, etc… Il semble que les gaz dégagés par les fourneaux à charbon de bois que Grand-père utilisait, n'ont pas été étrangers à la dégradation de sa santé. Pour le reste, et en dépit de son métier, il n'avait jamais fait d'excès de table, il était gourmet, et non goinfre.

 

            Il se remit de cette première alerte. Mais il était affaibli, son moral affecté, sa belle humeur partie. S'il dut renoncer à tout travail, s'il abandonna, sauf une ou deux fois, la tenue de cuisinier, son four et ses marmites, il nous fut bien impossible de le persuader de se passer de beurre, de crème, et surtout de sel. Je me souviens l'avoir surpris en train d'en dérober dans le placard, en cachette de Grand-mère, pour en faire une provision clandestine.

 

            Un répit de près de deux mois suivit. Nous commencions à vouloir oublier les paroles du docteur. Après tout, Grand-père n'était pas si âgé, soixante-douze ans, et il semblait se remettre.

 

            Le docteur ne s'était hélas pas trompé, et une seconde attaque, en novembre, mit fin à nos illusions. Grand-père se plaignit pendant quelques jours de violents maux de tête. Il ne se souvenait plus de rien, et évoquait des événements vieux de plus de vingt ans comme s'ils s'étaient passés quelques mois plus tôt. Il dut s'aliter. Nous faisions cercle autour du lit, atterrés par cette sorte de délire, ces paroles où s'enchevêtrait toute une vie chronologiquement déchirée, bousculée, d'où émergeaient des souvenirs de la petite enfance, des évocations incompréhensibles de nous tous, sauf de Grand-mère, parfois.

 

            Brusquement, Grand-père rejeta le drap qui le couvrait, voulut se lever, tituba et fit quelques pas.

            — Où vas-tu, mon Douard, demanda doucement Grand-mère ?

            — Ben, j'm'en vas chez nous, fit Grand-père qui tentait de gagner la porte, s'appuyant au lit, puis à l'armoire, à la table. “ Chez nous ”, cela voulait dire au café, où il était né.

            — Mais c'est ici, chez nous, dit Grand-mère, qui le prit par la main et réussit à le ramener au lit, à le coucher comme un enfant.

 

            C'était la première fois que je voyais un grand malade, et je découvrais avec stupéfaction comment un homme qui avait derrière lui toute une vie d'autonomie pouvait devenir dépendant et faible, comment, à la fin des jours, nous nous rapprochons de l'état d'enfance. Beaucoup plus tard, je devais faire la même constatation avec Grand-mère, et je tins sa pauvre vieille main, dans les ultimes minutes de lucidité, comme j'aurais tenu celle d'un enfant ; je lui parlais comme à un enfant. Le rapport des générations avait totalement basculé : j'étais l'adulte, elle était une pauvre petite chose souffrante qu'on aurait voulu prendre dans ses bras et bercer.

 

            Grand-père surmonta encore cette attaque ; au bout de quelques jours le mal s'apaisa, il put se lever ; il retrouva sa mémoire, à tel point qu'il nous semblait avoir rêvé, fait un mauvais cauchemar. Mais à partir de ce moment les crises se firent de plus en plus rapprochées. Grand-père lui aussi se prenait à espérer, entre deux rechutes, tout en se voyant diminuer. C'était pour nous un crève-cœur.

 

            L'hiver passa ainsi, avec ses alternances d'angoisses et d'espoir. Vers la fin de la mauvaise saison, il nous sembla que les forces montantes de la vie, qui commençaient à s'éveiller, allaient aider l'organisme de Grand-père à surmonter la maladie. Notre Douard remit sa grosse veste de velours, qu'il n'avait plus endossée depuis l'automne, et il commença à sortir, à se hasarder à des promenades de plus en plus longues dans la campagne, rôdant dans les chemins creux au bord des haies ou se gonflaient les bourgeons, s'asseyant sur les talus pour profiter du soleil de mars qui faisait éclore les premières violettes. Il se remit même à rire et à plaisanter avec les gens qu'il rencontrait.

 

            La dernière personne qu'il mit en boîte était sa voisine, “ la Biennassée ”. Une vieille demoiselle, parfaitement étrange au village et à ses habitants, née dans une famille de la bonne bourgeoisie du Havre, une famille d'armateurs. Elle avait reçu une éducation très raffinée, parlait un langage d'une richesse et d'une précision étonnante à Briez, et avec le plus grand naturel. De plus, excellente musicienne ; le dimanche, à l'église, elle se lançait dans des improvisations qu'elle était probablement seule à apprécier.

 

            Mais l'ère de la splendeur était close pour elle depuis bien longtemps, et elle vivait dans un dénuement qu'elle cachait à grand-peine. Son père avait fait faillite, je n'ai jamais su dans quelles circonstances, mais c'était avant la première guerre mondiale, je crois. Peut-être avait-il été une “ victime ” de l'emprunt russe ? La famille avait en tout cas été ruinée, et la demoiselle Biennassée s'était retrouvée, je ne sais comment, la bonne, et surtout l'égérie du curé de Briez ; elle n'avait sauvé du désastre que son éducation, quelques cuillères d'argent, et deux vieux tapis qu'elle vendit d'ailleurs dans les dernières années pour subsister, ou plus exactement, je crois, pour s'acheter les litres de gros rouge qu'elle consommait exagérément.

 

            Le curé était mort depuis longtemps ; un autre, plus jeune, l'avait remplacé, et il s'était empressé d'écarter la demoiselle Biennassée du presbytère et de la sacristie ; la pauvre avait ainsi perdu le pouvoir occulte, mais réel, qu'elle exerçait sur le village par l'intermédiaire du vieux curé. Il ne lui restait plus que l'usage de l'harmonium. On l'appelait à Briez “ la Biennassée ”. Cet article placé devant le nom n'était pas d'un usage habituel au village. Il introduisait toujours une nuance péjorative. Je ne sais pas exactement ce qui avait valu à la vieille demoiselle cette sorte d'animosité agacée que traduisait l'article. Evidemment, elle était, à sa manière, marginale par son éducation, sa culture, et on la trouvait d'une piété trop ostentatoire, suspecte. On avait l'impression qu'elle avait mené le brave vieux curé par le bout du nez, et c'est cette influence qu'en fait on ne lui pardonnait pas.

 

            A l'époque de la maladie de Grand-père, “ la Biennassée ” était descendue de quelques degrés encore dans la misère, elle vivait seule dans une petite pièce mal éclairée, jamais aérée. Le corps s'était tassé, desséché, le visage était allongé, osseux, jaune et maladif, ravagé de rides profondes et crasseuses : elle rassemblait en elle tous les traits de la vieille fille confite en dévotion, jusqu'à la caricature. Seul, le langage était resté vif et précis. C'était une pauvre vieille presque en guenilles, qui terminait dans la solitude une longue vie sans joie.

 

            Grand-père aimait bien la taquiner. Mais il le faisait très gentiment, comme pour la distraire, et je crois qu'elle se laissait faire avec un plaisir coupable, comme une gamine qui aime se faire conter des gaudrioles. Un jour, je trouvai Douard d'excellente humeur. Il était hilare. Je n'étais plus habitué à voir ainsi pétiller son regard, et j'en éprouvai une grande joie.

 

            — Tu ne sais pas ce que vient de me dire la Biennassée ? Je ne sais même pas comment c'est venu dans la conversation… Elle m'a dit : “ Vous me croirez si vous voulez, Monsieur Charrault, mais je n'ai jamais, à mon âge, vu un homme nu ! ”

 

            — Alors moi, naturellement, que voulais-tu que je lui réponde ? Je lui ai dit que s'il le fallait, et que s'il n'y avait que ça pour lui faire plaisir, je voulais bien me dévouer.

 

            Grand-père se tapa sur la cuisse en riant de plus belle.

            — Ah si t'avais vu la tête qu'elle faisait ! Son visage s'est encore allongé, elle a arrondi la bouche en cul de poule, et m'a fait un : “ oh, monsieur Charrault ! ”… Mais j'crois bien qu'elle était pas si fâchée qu'elle voulait le faire croire !

 

            Grand-père se remit à rire.

 

            Ce fut une de ses dernières plaisanteries. Quelques jours plus tard, entre les Rameaux et Pâques, il dit à Grand-mère, avec un peu de gêne dans la voix, du bougonnement et de la tristesse aussi :

            — Dis donc, ma vieille, prépare-moi donc une tenue propre.

            — Pourquoi veux-tu une tenue propre ? On est en milieu de semaine…

                — J'vais aller m'confesser, ma vieille…

 

            Grand-mère l'avait pourtant laissé tranquille sur ce point depuis le début de la maladie. Elle baissa la tête, sortit le pantalon de velours des jours de fête, une chemise, un gilet et une veste propres. Elle regarda Grand-père enfiler ses vêtements, essuya une larme, mais ne dit pas un mot.

 

            Grand-père sortit sur le pas de la porte, et à ce moment-là se retourna :

            — Tu sais, j'vais passer derrière l'église, pour que l'père Milet ne m'voie pas. Il me d'mandrait où j'vas, et il se fouterait de moi.

            Dans la famille, personne ne pensa à se moquer. Nous avions trop présente à la mémoire sa réplique : “ T'en fais pas, ma vieille, quand j'sentirai que l'moment est venu… ”

 

            Ainsi, le moment était donc venu. Et il le savait.

 

 

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