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Grand-père, l'Douard

 

 

            Il y avait en Grand-père beaucoup de Colas Breugnon ; il était le prototype du Bourguignon tel qu'on l'a stéréotypé en littérature, et tel qu'il n'existe peut-être pas vraiment. Au reste, le Nivernais (je veux dire la province) n'est nullement bourguignon. Il a beaucoup plus d'affinités avec le Berry. Quand au Nivernais, à l'homme, on le dit froid et fermé, et il donne en effet ces impressions. Il faut être Jules Renard pour faire parler Ragotte et Philippe, et encore n'en tire-t-il par ruse que quelques mots lâchés comme à regret. Je crois le Nivernais surtout pudique, “ honteux ” de dévoiler ses sentiments.

 

            Mais Grand-père était le contraire de tout cela. Il disait tout à trac ce qu'il pensait, comme le bon pain blanc, le pain de ménage, exhale simplement son parfum. Il aimait rire et faire rire et pour cela adorait faire des farces. Non la farce grossière, genre fin de repas de noce, non. La farce qui oblige l'autre à exprimer sa réelle personnalité, à se démasquer, à montrer un petit morceau de ce qu'il est réellement.

 

            Grand-mère était naturellement, à son corps défendant, le principal partenaire de Grand-père, qui blaguait à tout moment et à tout propos. Bien souvent, après le déjeuner, il “ abachvautait ” une chaise, c'est-à-dire qu'il l'enfourchait ; ventre contre le dossier, bras croisés au-dessus ; le menton appuyé sur les mains, les yeux mi-clos, sa vieille pipe noirâtre fumante, il faisait la sieste, ou “ r'cie ” comme on disait encore. Il ne dormait pas vraiment, mais somnolait à la manière des chats, et poursuivait une conversation intérieure, ralentie par la digestion. Un mot parfois émergeait, une bribe de phrase. Je pense qu'il avait contracté cette habitude de se reposer menton appuyé sur les mains croisées, debout ou assis peu importe, dans les tranchées de la Grande guerre.

 

            Une de ses taquineries préférées était d'évoquer dans ses moments de somnolence digestive, son avenir après la mort de Grand-mère, devant elle naturellement. Il n'ouvrait pas les yeux, et faisait un peu comme s'il parlait en rêvant : “ oui ma vieille, quand tu s'ras morte, j'en choisirai une autre, bien plus jeune que toi ; elle m'engueulera jamais, celle-là… oui ma vieille, une plus jeune que toi… ”

 

            Ça ne ratait jamais : Grand-mère haussait les épaules, prenait un air triste et malheureux : “ dire que ça a un pied dans la tombe, et que ça dit des choses pareilles ! Mon Yeu si c'est possible ! T'as pas honte de dire des choses comme ça ? C'est en enfer que t'iras, voilà où t'iras ! ”

 

            En fait, ce qui rendait réellement Grand-mère malheureuse (à moins qu'elle ne fît semblant), ce n'était pas tellement la menace de se voir remplacée, c'est qu'elle croyait réellement qu'avec de tels propos, Grand-père était en train de se damner ; or elle s'était donnée comme mission de le sauver malgré lui. Non, ca se ratait jamais. Grand-père soulevait alors une paupière, me lançait une petite flamme amusée, un clin d'œil rigolard, l'air de dire : “ hein, t'as vu ? Ça marche ! ”. Alors il était heureux ; il épointait l'extrémité de ses moustaches, en les vrillant, l'une, puis l'autre, et il souriait et répétait sans se lasser : “ oui… ma vieille… ”. Grand-mère, vaincue, ne disait plus rien. Je pense qu'elle priait en silence pour que Dieu soit si possible, et momentanément, le temps que durait la déraison de Grand-père, atteint de surdité…

 

            Je dois confesser aussi qu'il avait ramené des tranchées une autre mauvaise habitude ; celle de chiquer. En fait, quand il ne fumait pas la pipe ; il tirait sur d'informes cigarettes qu'il roulait lui-même dans du papier “ Le Zouave ”, et il mâchonnait autant qu'il fumait. Cela le faisait beaucoup saliver, et temps à autre il lui fallait bien expurger une partie du trop-plein en un long jet puissant qu'il faisait passer, je ne sais comment, entre ses dents, par une rapide poussée de la langue. Le liquide jaunâtre décrivait dans la cuisine une courbe tendue qui n'était pas sans rappeler celle du glorieux 75 qui nous donna la victoire, et allait exploser à quatre mètres du tireur, à l'endroit précis qu'il avait choisi. La cuisine se trouvait ainsi rapidement ponctué de points d'impact, taches pisseuses, âcres et nicotineuses. A chaque tir, Grand-mère criait : “ Vieux sale ! T'est pas dans une écurie ici ! Qui c'est qui va laver ça après ? Sûrement pas toi ”. Grand-père ne répondait jamais sur ce sujet. Il avait acquis une fois pour toutes en quatre ans de guerre l'habitude saine de ne pas sortir pour cracher, en raison des Germains d'en face qui n'attendait que cela, et, Germains ou pas, il n'allait pas changer d'habitude, quitter sa chaise, surtout pas après le repas ouvrir la porte …Non, tout cela était exclu, et si évident que Grand-père ne répondait pas. Il ne restait plus à Grand-mère, plusieurs fois par jour, qu'à s'armer du seau et de la serpillière et à nettoyer le champ de bataille de ses fientes jaunâtres.

 

            C'était un ménage bruyant, du fait surtout de Grand-père, qui avait un caractère prompt, le rire et l'éclat de colère sans cesse à fleur de bouche. Le moindre contretemps, la plus petite déconvenue le plongeaient dans tous ses états. Que la moissonneuse-lieuse se mette à ne plus lier, le voilà tournant autour, jurant et sacrant, sans même chercher la cause de l'avarie. De toutes façons, il était imparfaitement impropre au bricolage, étranger à la mécanique, et sa colère l'incitait plutôt à rechercher des causes psychologiques que techniques : “ Sacré bon Yeu de nom de Dieu d'putain d'machine ! On n'a pas idée… ça coûte hors de prix et quand on en a besoin, ça “n'veut” pas marcher ! ”.

 

            Grand-père jurait d'ailleurs pour un oui ou un non. Encore la Grande guerre je suppose. C'était un voisin sur qui il comptait, et qu'il n'avait pas trouvé ; il revenait à la maison tout rouge, furieux et ulcéré par ce manque de compréhension… C'était le chat qui devait sortir, et se refusait à prendre la porte ; Grand-père le pourchassait avec la queue du balai, la bête terrorisée se réfugiait dans des endroits impossibles, sous le poêle, puis derrières le bahut ; pratiquement hors du rayon d'action du manche à balai : “ Non de Dieu d'chat ! Dehors ! Dehors ! Chat ! Chat ! Bon Dieu d'chat ”. Et Grand-mère de gémir : “ Dire que c'est près de mourir, et qu'ça jure le Bon Yeu coumme un païen ”. Alors, pour que cessent les blasphèmes, elle s'y mettait aussi, et criait d'une voix aiguë : Chat ! Chat ! Combien de fois m'est-il arrivé, revenant de l'école, d'entendre ainsi mes bons vieux pousser leurs cris de guerre au félin si fort que la moitié du village pouvait suivre les phases de la chasse au chat.

 

            Oui, c'était un ménage bruyant, et toute la rue en profitait. Il faut dire aussi que c'était un des rares couples, peut-être le seul du village, à vire transparent, à ne pas cacher, à ne pas se cacher. En été, la porte restait ouverte toute la journée, et chacun pouvait voir Grand-mère faire son ménage, préparer le repas, et Grand-père se “ débarbouiller ”, oh, le bout du nez, se raser, torse nu et bretelles pendantes, le visage tout mousseux, tout blanc comme une grosse barbe-à-papa, le rasoir-couteau préalablement affûté à un ceinturon, et brandi comme un sabre.

 

            Le soir, tous les deux s'asseyaient sur le banc, devant la maison, sous la treille, et regardaient en silence tomber la nuit. Grand-père tirait sur sa pipe. Grand-mère tricotait, ou se tournait les pouces (au sens propre), songeuse. Il faisait frais agréables ; en juin, l'air du soir, nonchalant, promenait avec lui le parfum sucré des sureaux en fleur, puis du tilleul. Quelqu'un, revenant un peu tard des champs, passait parfois devant la maison. C'était alors le sempiternel : “ Vous êtes bien, là, mieux qu'à midi, hein ? C'est qu'à midi, il aurait pas fait bon rester là ! ”. Ou bien : “ Alors, c'est-y que vous prenez le frais, à c't'heure ? ” Grand-père retirait la pipe de sa bouche, et lançait toujours une réponse goguenarde ; il se payait la tête de la plupart des gens qui passaient, déformait leur nom, appelait le père Turpin “ Pintur ”, ou le père Moreau “ Les Entrailles ”, parce que ce Moreau-là avait parlé un jour d'entrailles, ce qui avait paru à Grand-père du plus grand comique, quand il est si facile de dire tripes, comme tout le monde. Un autre Moreau avait été menuiser, ensuite parce qu'il importait de ne pas confondre les Moreau, vu qu'ils étaient trois familles à porter le même nom. La troisième famille Moreau était une “ Lumpen-tribu ” que Grand-père avait naturellement affectée de l'épithète “ la-Misère ”. Nous avions ainsi Moreau-les-Entrailles, Moreau-la-Varlope, et Moreau-la-Misère. Oui, Grand-père se payait la tête de tous les gens qui passaient, mais tout le monde en souriait, car s'était simple jeu, simple blague amicale, et cela se sentait très bien au ton qu'y mettait Grand-père.

 

            Je suis sûr, quand je pense ainsi à mes deux vieux, que leur ménage était profondément uni malgré sa disparité. J'étais en tout cas en parfaite communion avec l'un comme l'autre, avec Edouard-le-Bruyant comme avec Suzane-la-Silencieuse.

 

            Je n'ai pas connu mon grand-père paternel, mort assez jeune. C'était paraît-il un homme calme et doux. Mon grand-père maternel en était donc la contrepartie, non qu'il ne fût pas doux, il l'était à sa manière, mais il était surtout bruyant. C'est lui qui assurait le vacarme humain d'un village qui en son absence eût été d'une incroyable tristesse. Il “ animait ” en quelque sorte Briez, et détonait au milieu des autres villageois comme une grosse tache d'encre dans la page d'écriture d'un bon élève. Il était la bouffée d'air pur et gai dans l'atmosphère austère de Briez. Pourquoi Edouard Charrault était-il si différent. Est-ce parce que les Charrault n'étaient pas originaires du village ? Peut-être, mais ce n'est pas sûr : la souche était toute proche, mes ancêtres maternels au 18ème siècle étaient tuiliers à un vingtaine de kilomètres de Briez. Vers 1840, la famille Charrault ne devait pas être très riche, mais elle était prolifique : mon aïeul Louis n'avait pas moins de trois frères et de deux sœurs. Il avait appris le métier de sabotier. Il était hors de question que les six frères et sœurs continuent à vivre et travailler les quelques bosselées de terre qu'ils possédaient. Aussi mon trisaïeul Louis mit-il un beau matin dans un bissac, d'un côté ses outils de sabotier, ça n'allait pas loin, et dans l'autre poche un peu de pain ; et c'est avec ce seul bien qu'il arriva à Briez. Il trouva à louer, d'abord à crédit, une pièce minuscule dont il fit son atelier, puis il se maria. Je le suppose habile et travailleur, probablement très économe. Ce qui est certain, c'est qu'à sa mort il possédait quatre maisons, les unes achetées, les autres nouvellement construites, une trentaine d'arpents de terre, une belle petite propriété pour l'époque.

 

            Son fils, Françis, mon arrière-grand-père donc, reprit l'affaire par la suite, non pas l'telier de sabotier d'où était sortie la petite fortune, mais les terres, et il ouvrit en plus un café.

 

            Grand-père se souvenait très bien de l'ancêtre Louis, et il m'a raconté à son sujet plusieurs fois une anecdote qui me plaisait bien. Devenu veuf, Louis Charrault venait souvent rendre visite à sa belle-fille Adélaïde qui tenait le café pendant que son mari travaillait aux champs. Un jour, Louis entre au café, désert, sans apercevoir mon grand-père, un gamin de sept-huit ans à l'époque, caché dans un coin sombre de la salle. Le vieux se racle la gorge, pas trop fort. Rien ne bouge. Il tousse cette fois, très fort. Toujours rien. Troisième semonce :

            — Y a personne, ici ?

 

            Pas de réponse. Grand-père, accroupi dans son coin, ne bougeait “ ni pieds ni pattes ”. Alors le trisaïeul Louis, complètement assuré cette fois d'être seul, se dirige vers le placard aux alcools, se sert une grande rasade de marc, et, après un dernier coup d'œil circulaire, l'enfile d'un seul trait. Soixante ans plus tard, non grand-père racontait encore en riant comment il avait surpris le petit vice de son grand-père ; il trouvait qu'il lui avait fait une bonne farce.

 

            A l'âge de quatorze ans, on plaça Grand-père en apprentissage à “ L'Ecu de France ”, un hôtel-restaurant de Pouilly-sur-Loire, pour en faire un cuisinier. A cette époque, les apprentis cuisiniers devaient fournir en arrivant tout un assortiment de linges divers, de serviettes qu'ils laissaient au patron à la fin de leur apprentissage. C'est un oncle, célibataire, qui avait acheté ce trousseau pour Grand-père.

 

            Il revint au village trois ou quatre ans plus tard, puis partit au service militaire. A son retour il épousa Grand-mère Suzanne, et exerça deux métiers, celui d'agriculteur et celui de cuisinier.

 

            Je ne sais pas s'il faut attacher beaucoup de crédit au récit que me fit Grand-mère de sa demande en mariage, mais comme Grand-mère n'a jamais menti une seule fois dans sa vie, je la crois.

 

            La scène se situe en 1903 ; Grand-mère gardait la vache de ses grands-parents en “ Ferçiau ”, et celui qui allait être mon grand-père revenait du service militaire, à pied depuis Cosne-sur-Loire (seize kilomètres), et la première personne de son village qu'il vit fut précisément ma future grand-mère.

            — Bonjour, Suzanne ! Eh bien, as-tu “ bon temps ” ?

 

            C'est ainsi qu'on s'adressait, presque rituellement, aux gardiens de troupeaux. Cela voulait dire : tes bêtes sont-elles sages, ne t'ennuies-tu pas, etc. Et Grand-père d'enchaîner aussitôt :

            — Tu vois, je reviens de mon service militaire. J'ai un bon métier, et je compte m'installer maintenant à mon compte. Veux-tu devenir ma femme ?

 

            Grand-mère m'a toujours assuré qu'il avait été aussi expéditif, et, ma foi, qu'elle n'avait pas hésité une seconde à répondre, tout aussi simplement, oui.

 

            Je voue à Grand-mère un sentiment qui confine à la vénération. Ce fut, dans mon enfance et mon adolescence, et jusqu'à sa mort, l'être avec lequel je m'accordais le mieux, sans avoir besoin de parler. Je ne me souviens pas avoir eu avec elle de conversations intimes, et j'ai très rarement abordé de grands sujets. Ce n'était pas nécessaire, et nous communiquions par nos êtres, nos deux personnalités jumelles. Un regard rapidement échangé, un soupir, un haussement d'épaules ont souvent suffi à nous dire que nous pensions et sentions la même chose.

 

            Grand-mère était d'une nature douce, un peu triste. Elle était aussi d'une extraordinaire sensibilité et d'une grande intelligence. Sa mère, Sidonie, était morte en couches, en 1980 ; son père avait suivi sa femme deux ans plus tard. Ma grand-mère avait été élevée par ses grands-parents maternels, qu'elle voyait chaque jour pleurer la mort de leur fille. De là vint peut-être qu'elle traversa la vie avec le même visage un peu triste, même dans les bons moments. Je ne l'ai jamais vue rire aux éclats, mais parfois je l'ai surprise à se retenir : elle pouffait alors en baissant le regard, comme fautive. Elle était d'une intelligence distinguée ; je veux dire par là que cette paysanne accédait naturellement aux spéculations élevées, et qu'il lui suffisait souvent d'un mot pour exprimer l'état de ses réflexions. C'était le cas, par exemple, en matière de croyance. Grand-mère était très dévote, mais en rien bigote, et je sais, par trois ou quatre mots tout au plus, qu'elle avait fait le tour du problème de la foi, et qu'elle agissait par raison, non, comme beaucoup d'autres femmes du village, par tradition.

 

            Elle aurait pu faire de “ brillantes ” études secondaires après son Certificat d'études, et ses maîtres sont bien des fois venus supplier ses grands-parents pour cela. Malheureusement, il n'en était pas question à cette époque (nous étions en 1892-93), car mes trisaïeux, sans être pauvres, vivaient dans un état de grande austérité. J'ai retrouvé le livre de comptes de l'aïeul charron, j'y ai relevé quelques factures. Il note par exemple en 1871 : “ une journée pour faire une brouette à Rolland : 1,50 F ”.

 

            On ne pouvait guère imaginer caractères aussi différents que ceux des deux jeunes gens qui se sont mariés en 1904, et sont devenus mes grands-parents maternels. Mon grand-père avait suivi distraitement ses études primaires, excellant surtout dans la farce et le dessin. Aussi avouait-il sans gêne ne pas très bien comprendre la construction des phrases, et n'être jamais parvenu à maîtriser la ponctuation : “ Quand je trouve que j'en ai “mis” assez long, je te fous un point et quelques virgules là-dedans, et je continue ” disait-il parfois. Et cela le faisait beaucoup rire.

 

            Aussitôt après le mariage, Grand-père a acheté une maison qui avait été construite en 1870 ; il l'avait choisie vaste (pour l'époque, et par comparaison avec les autres), avait fait aménager deux pièces au rez-de-chaussée, une vaste cuisine où l'on se tenait la plus grande partie de la journée, et, à côté, une autre salle, vaste aussi, qu'il avait voulue chaude et accueillante. Il y avait fait installer une cheminée de marbre, à la surprise réprobatrice des autres Briezois, et même de son père : comment peut-on gaspiller ainsi l'argent ?

 

            Cette pièce était la chambre à coucher de mes grands-parents, mais aussi la salle à manger des grandes occasions, et, luxe inouï dans le village à cette époque, la pièce où Grand-père et Grand-mère veillaient en hiver. Le dîner du soir terminé, ils “ passaient à côté ”, expression et action totalement inconnues à Briez. Grand-mère avait allumé le feu, dans un délicieux petit poêle cylindrique peint en noir. On fermait la porte de la cuisine, on s'installait. Grand-père dans un fauteuil, avec son journal, “ L'Aurore ” auquel il ne s'abonnait que six mois de l'année, pendant la mauvaise saison, où les soirées sont longues et où il avait le temps de lire, Grand-mère sur une chaise, en général avec un tricot. Grand-père allumait sa pipe avec une braise prise au foyer du poêle, et nous passions deux heures délicieuses, silencieuses (je restais souvent une partie de l'hiver chez eux), deux heures occupées seulement à recharger le poêle, à tisonner les braises, deux heures pendant lesquelles le temps aurait paru aboli s'il n'avait continué à être rythmé par la comtoise qui occupait un angle de la pièce.

 

            Grand-père aimait tout ce que la vie peut donner de bon aux hommes, et ce n'est pas pour faire comme les bourgeois qu'il avait voulu une cheminée de marbre, une salle agréable, deux chambres au premier étage. C'était sa sagesse à lui, ce goût de la vie qui l'accompagna jusqu'au bout.

 

            Il était tellement différent des autres Briezois que ceux-ci, tout en le désignant familièrement par un diminutif, “ Douard ”, l'enviaient ; certains poussaient même une espèce de jalousie jusqu'à se moquer de ce qu'ils prenaient pour de la bonasserie. Mais sous son air rigolard, avec ses façons narquoises de prendre les choses de la vie, et aussi les gens, Grand-père cachait un grand cœur sérieux, et beaucoup de sagesse. Simplement, si chez Grand-mère, la sagesse se traduisait par un peu de tristesse, elle se manifestait chez Grand-père par un parti pris de bonne humeur. Il avait fait la Grande guerre (ma mère se souvient l'avoir vu pleurer en cachette à la déclaration de guerre), il avait été blessé deux fois, la seconde grièvement, le 3 novembre 1918. Un gros éclat d'obus au poumon. Il avait passé une nuit entière couché sur les dalles glaciales d'une église du Nord, à-demi conscient. La blessure avait déclenché une pleurésie purulente, et il était passé très près de la mort. Il lui avait fallu plusieurs années pour s'en remettre. Aussi Grand-père savait-il le prix de la vie ; c'est un peu pour cela, je pense, qu'il introduisait dans chaque minute de la sienne la petite parcelle de bonheur qu'il faut pour atteindre la suivante et en jouir. Les autre paysans, yeux rivés sur leur récolte et leur maigre argent, ne pouvaient pas comprendre cela, accéder à cette sagesse.

*

* *

            Mon grand-père menait double vie. Attention, comprenez-moi bien. Je veux dire qu'il exerçait deux métiers. Du mardi au jeudi, il était paysan. Il possédait une belle petite propriété pour l'époque (une quinzaine d'hectares) que son grand-père le sabotier avait patiemment rassemblés, bosselée après bosselée, sabot après sabot. Mais mon grand-père était un paysan raté. Il haïssait la terre, ou plus exactement, le travail de la terre. Aussi maugréât il en permanence, du mardi au jeudi, derrière la charrue ou la herse, sur la moissonneuse-lieuse-farçeuse comme à l'arrachage des betteraves. Aucun des travaux des champs ne lui plaisait, et il faisait tout sans entrain, excepté peut-être l'entretien de sa vigne. Mais il le faisait convenablement. Son grand espoir était que ses deux petits-enfants, (ma cousine et moi) échappent à ce qu'il considérait comme un esclavage, et il répétait souvent : “ Va, si vous pouviez faire des études, être autre chose que paysan, je n'sais pas, moi, maître d'école par exemple, je montrais tout ça (et il désignait son matériel agricole) aux Ch'tis Bouchis (une petite hauteur où il avait planté sa vigne), je f'rais un grand bûcher de sarments, je foutrais tout ça par-dessus, et je f'rais brûler ces outils de souffrance ! Oh que je s'rais content de voir brûler tout ça ! ”. Hélas, Grand-père est parti avant de pouvoir allumer son feu de joie.

 

            Mais il était aussi cuisinier. Il était surtout, seulement cuisinier. Et cela, du vendredi au lundi. Il ne vivait réellement d'ailleurs que quatre jours de la semaine. Après son mariage, il aurait aimé prendre à son compte un restaurant, quelque part au long de la Nationale 7, à Cosne ou à Pouilly. Mais il n'avait rien eu à faire pour convaincre Grand-mère, qu'il n'avait en effet rien d'une commerçante accueillant les clients, faisant la conversation et minaudant. Grand-père avait donc été contraint de tracer un trait sur sa vocation, mais, têtu, il l'avait fait en pointillé, et avait commencé à préparer repas de noces et banquet d'abord aux environs immédiats du village, puis, sa renommée s'étant très vite et très loin répandue, il avait fini par monopoliser cette activité dans un rayon d'une trentaine de kilomètres. Il avait acheté tout le matériel nécessaire, fourneaux à charbon de bois, marmites immenses, soupières, assiettes, couvert, de sorte que les clients n'avaient rien à fournir, si ce n'est la matière première : viande, légumes, beurre, etc…

 

            Les clients, c'est-à-dire les parents du jeune marié ou de la jeune mariée, c'était selon, venaient voir mon grand-père chez lui, bien longtemps avant la noce. Je revois encore ces couples, presque tous semblables. Lui, en général maigre, roule sa casquette dans ses mains rouges, aux doigts “ gourds ”, ankylosés par les travaux des champs. Visage osseux, tanné par le vent et le soleil. Il s'est “ rapropi ” pour la circonstance, il a enfilé son pantalon du dimanche, à rayures, et sa chemise à carreaux. Il est intimidé. Entré derrière elle, il la suit. Elle, ce n'est pas ce qu'elle soit plus rassurée. Elle est aussi maladroite, et d'ordinaire aussi timide. Mais dans les grandes circonstances comme celle-ci, elle s'avance, le sac à main au bras, et pour une fois (à moins que ce soit la règle du ménage), elle prend les choses en main. Elle est souvent opulente, elle étouffe dans sa gaine et robe trop étroite la rend mal à l'aise. C'est que, vers la cinquantaine, voyez-vous, on prend du poids. Elle transpire, suffoquée par une bouffée de chaleur, et parce qu'elle sait que l'épreuve sera dure. C'est tout de même elle qui commence :

            — Vous savez sûrement, Douard (ou Monsieur Charrault, selon qu'il s'agisse de personnes bien connues de Grand-père, ou totalement étrangères), vous avez sûrement appris qu'on marie nout'fille…

 

            Regard au mari. La casquette tourne plus vite dans les mains. Il ne s'attendait pas à être ainsi pris à témoin. Il sourit gauchement, l'air de s'excuser. Grand-père hoche la tête, et son sourire acquiesce :

            — C'est-y avec un gars d'la région, qu'vous la mariez, vout'fumelle ?

            — Oh oui ! Vous connaissez p't'être… c'est l'gars au Barriau d'la Grande Brosse… Vous savez, vous avez déjà marié la fille, ça fait trois ans à c't'heure.

            Car Grand-père “ mariait ” littéralement les jeunes gens, au moins au même titre que le maire et le curé. Plus, même, un curé ou un maire, c'est interchangeable. Mais le Douard, lui, était irremplaçable.

            — Alors, on a dit comme ça, avec les Barriau, faut aller voir l'Douard…

            Ça y est. Les pourparlers sont engagés. Il faut maintenant passer aux choses sérieuses.

            — Ça fera un grosse noce, demande Grand-père ? La femme hésite. Regard au mari : ce n'est pas le moment de faire une fausse manœuvre. Il ne faudrait pas que le Douard aie l'impression qu'on est riches, qu'on a “ des moyens ”. Déjà qu'il ne passe pas pour “ les attacher avec de saucisses ”… C'est qu'il a la réputation d'être exigeant, de “ prendre ” plus cher que les autre, d'être un invraisemblable consommateur de beurre et de crème… Il se dit même qu'il en rapporte chez lui, en cachette, pour donner à sa fille, qui est à Paris…

            — Oh, vous voyez ben … Avec toute la famille qu'on est… Et puis les Barriau, autant de leur côté. Ça a vite fait de monter. On s'ra dans les cent-vingt, quoi…

 

            C'était une moyenne à la campagne ; une noce réunissait rarement moins de quatre-vingts invités. Au-dessous, vous étiez pratiquement classé dans les pauvres.

            — Vous pensez-t-y pouvoir nous faire ça ? Ce s'rait pour le mois de septembre, après les moissons…

            Regard à l'homme. Il écarte les mains, air de dire : bien oui, c'est comme ça, il faut bien avoir fini les moissons…

            Grand-père se dirige alors vers le bahut, prend un grand registre, sa plume, son encrier, chausse ses lunettes, fait asseoir son monde autour de la table de la cuisine, s'installe lui-même et ouvre le registre.

            — Et qu'est-ce que vous voudriez que j'vous fasse ? Son regard scrute la femme, par dessus les lunettes. Grand-père m'impressionnait toujours, quand il mettait ses lunettes, cela lui arrivait si rarement, seulement quand il prenait les commandes, et en hiver, le soir, pour lire “ L'Aurore ”.

 

            Il fallait en général mettre au point le déjeuner du samedi midi, le dîner, et le déjeuner du lendemain. Cela représentait des quantités fantastiques de victuailles à rassembler. Nouveau regard de la femme au mari : “ On a pensé, comme cela, pour l'entrée, à la tête de veau en vinaigrette ”. Ou alors, ce pouvaient être les vol-au-vent sauce financière, ou la galantine. Puis venait le premier plat de viande, obligatoirement en sauce, puis le second plat de viande, rôtie cette fois. Les deux plats de viande étaient indispensables pour une famille qui se respecte.

            — Et puis, pour le soir, si vous pouviez nous faire votre colin… Si c'était pas trop cher, bien entendu… Vous savez, les Barriau sont pas près d'oublier celui qu'vous avez fait pour la noce à leur fille.

 

            Et c'est vrai que le chef-d'œuvre de Grand-père, son morceau de bravoure, c'était le colin accommode d'une sauce que lui seul connaissait, et qu'on avait baptisée dans la région “ sauce Charrault ”. Il l'a toujours tenue jalousement secrète, jusqu'à la fin de ses jours où il me l'a transmise. J'en suis aujourd'hui le seul et pieux dépositaire, et qu'on ne compte pas sur moi pour la dévoiler. Que l'on sache seulement qu'elle demande pour sa préparation de l'échalote grise, du vinaigre, du sel, du beurre et de la crème, et surtout, le tour de main, au bon moment, faute de quoi elle ressemble à tout, sauf à la sauce Charrault, dont seule la chair délicate du colin était et reste digne.

 

            Venait le moment du verdict. L'heure de vérité. Grand-père, un coude sur le genou, regardant toujours les époux par-dessus les lunettes, commençait à énumérer les dizaines de poulets, les quinzaines de lapins, les kilos de beurre, les litres de crèmes qu'il fallait réunir. Je lisais alors sur les visages ravagés des malheureux les progrès de la panique. La face des femmes en particulier se décomposait un peu plus à mesure que Grand-père parlait. L'homme restait d'apparence plus insensible, se contentant de consulter sa femme du regard. Elle finissait invariablement par geindre. Parfois, les visages se butaient. On était au bord de la rupture.

            — Evidemment, on peut faire à moins, si c'est le prix qui vous fait peur, concédait Grand-père. Bien sûr, si vous ne pouvez pas vous offrir le colin, on peut le supprimer, ou le remplacer par autre chose… C'est à vous de voir. Tout dépend de ce qu'on veut… Vous pouvez même demander à quelqu'un d'autre… Vous trouverez toujours bien un tambouilleur pour “ faire manger ” vos invités…

 

            Grand-père disait cela sur un ton égal, sans se départir de sa bonne humeur, sûr de son effet. Soupir de la femme. Regard résigné au mari : il faut y passer, quoi. Et que penseraient les voisins ? Une noce sans Charrault ? Mais ce n'est pas une noce, et les mariés ne seraient pas vraiment mariés. On dirait de nous que nous sommes “ regardants ”, ou, pire, que nous n'avons pas les moyens de marier dignement nos enfants. Non, décidément, il faut passer par les volontés du père Charrault. Le mari écarte encore une fois les mains. Il ne prononce pas un mot. Cela veut dire : comment faire autrement ? On ne peut plus reculer…

 

            Grand-père, qui régnait ainsi sur toute la contrée, attendait tranquillement la fin du muet conciliabule.

            — Alors, ce s'ra comme vous voudrez, père Charrault. Après tout, vous vous y connaissez mieux que nous, vous avez ben l'habitude, vous…

 

            Grand-père les attendait là. Il trempait sa plume dans l'encrier, et cette fois, sans plus les consulter, énumérait d'une voix sûre, tout en écrivant, ce qui lui paraissait indispensable pour réussir un “ vrai ” festin, cependant que le couple, à la fois résigné et un peu soulagé, attendait la fin du supplice. Grand-père scellait l'accord en allant chercher au collier une bouteille de son “ vin bouché ”, du “ gamay ” qu'il récoltait aux Ch'tis Bouchis, un vin ginguet, râpeux et rude comme la terre, comme les hommes de chez nous, un vin authentique qui vous fouaillait les papilles aux limites du supportable, mais laissait ensuite et pour longtemps au palais la saveur délicieuse du raisin que l'on croque à la grappe.

 

            Maintenant, un peu plus détendu, peut-être un peu échauffé par le vin, l'homme se hasarde à quelques paroles : “ on n'a qu'une fille, alors… on veut qu'les choses soient bien faites… ”

 

            Il n'a pas dit dix mois en tout. Mais tout à l'heure, quand ils seront sortis, ils discuteront longtemps pour savoir si l'Douard ne les a pas roulés. Et après la noce même, quand tous les invités, qui s'alimentent tout au long de l'année de pommes de terre accommodées de lard, d'œufs, parfois d'un lapin mal bouilli ou d'une volaille mal réussie, seront repartis, satisfaits, rotant et pétant, les clients de Grand-père, au moment de payer, auront encore des doutes et quelques regrets…

 

            C'est donc le vendredi que Grand-père commençait réellement à vivre. Levé plus tôt que les autres jours, il revêtait sa tenue de cuisinier, pantalon et veste à petits carreaux bleus et blancs, et grand tablier blanc. Il bourrait son four de fagots, un magnifique four de briques installé dans une petite pièce toute noire, la “ chambre à four ”, et pendant que le four chauffait, il préparait dans une autre maison du bourg, à cinquante mètres de là, sa pâtisserie, car il faisait lui-même la pâtisserie, du moins les tartes, allumettes et feuilletés, qu'on appelle en Nivernais des “ galettes ”. Je le vois encore, descendant la rue et portant à bout de bras ses tôles chargées de tartes grosses comme des roues de charrette, je revois son visage rond, épanoui, rouge carmin ses yeux moqueurs et son petit nez, son ventre replet ceint du tablier blanc. Il coiffait rarement la toque des grands chefs, mais quand il se rendait au four, il avait l'allure des grands maîtres de la gastronomie, et le roi Dumaine lui-même n'était pas son cousin : ces jours-là, Grand-père était proprement impérial, que Bocuse et Haeberlin me pardonnent !

 

            Il partait le samedi matin à l'aube pour le village où se déroulait la noce. Il emmenait avec lui “ ses femmes ”, je veux dire tout le personnel dont il avait besoin, tant pour l'aider à la cuisine que pour servir, des personnes qu'il avait formées lui-même. Il se mettait alors à ses fourneaux, et ne les quittait plus jusqu'au dimanche midi, revenait le dimanche dans l'après-midi à Briez, un peu fatigué, et repartait le lundi pour compter sa vaisselle, la ranger dans de grandes caisses de bois et la rapporter. Mais la fête était finie ; il avait déjà troqué son costume de cuisinier contre les vêtements de paysan. Grand-père était redevenu “ comme tout le monde ”.

 

            Son pouvoir sur les plaisirs de la bouche était unanimement reconnu, par les adultes qui ne manquaient pas de venir rôder près de la chambre à four au bon moment, quand Grand-père, armé de sa pelle de bois au long manche, allait chercher au fond du four les “ galettes ” bien montées, dorées et odorantes, les tartes couleur de miel, les allumettes croquantes, au léger goût de soufre ; il était bien connu des enfants aussi, qui venaient au “ feuillot ”. Le “ feuillot ”, c'était une sorte de privilège réservé aux enfants, une coutume qui leur donnait le droit de se présenter aux cuisines, le jour de la noce, et de recevoir un bon casse-croûte. Grand-père leur taillait un grand morceau de pain, le fendait en deux et y plaçait une tranche de gigot, une aile de poulet ou une patte de lapin.

 

            Manger était pour Grand-père un acte quasi religieux. Non pas qu'à la maison il fît chaque jour bonne chère ; en fait, lorsqu'il travaillait aux noces, il mangeait fort peu, et toujours rapidement, et chez lui, il ne touchait jamais aux casseroles, laissant à Grand-mère le soin de préparer tous les repas, même les repas de famille, les jours de fête. Il n'est qu'un seul repas qu'il tenait à se préparer lui-même : le petit déjeuner. J'ai bien dit que c'était un repas. Grand-père commençait en général par finir la soupe de la veille, puis passait au café au lait, accompagné de façon diverse, selon les jours, mais toujours très copieux. C'était tantôt deux œufs au plat, tantôt un hareng frais rôti directement sur la braise du poêle. Mais, aussi simple que fût le repas, c'était toujours pour Grand-père une messe, qu'il célébrait lui-même et seul, lentement, respectueusement. Grand-mère mangeait pour vivre, rapidement, frugalement, sans y prendre apparemment plaisir. Grand-père mangeait d'abord pour jouir de la vie, et il savait toujours trouver, dans le plus humble mets, le petit quelque chose qui donne le plaisir.

 

            Mais c'est dans les repas de famille que la messe atteignait les sommets du cérémonial, et devenait une concélébration. Grand-mère cuisinait fort bien, en général civet de lapin (mais quel civet !), et poulet rôti. Grand-père ne touchait à rien, se contentant de préparer les vins, et de découper le poulet. Pour cela, au beau milieu du repas, il s'emparait d'une planche très épaisse et d'un énorme couperet de boucher, se mettait à quatre pattes, et abattait à plusieurs reprises le couperet sur le malheureux poulet, avec des “ han ” puissants, comme s'il s'attaquait à un chêne. Puis il se relevait, posait le poulet sur la table et prononçait une formule rituelle, qui était son “ Orate, fratres ” : et maintenant, mangez ! Et ne nous pressons pas, nous avons le temps aujourd'hui, c'est la fête. Faisons comme les bourgeois ! Prenons notre temps !

 

            Oui, ça, c'étaient des repas de famille !

*

* *

            Il ne faudrait pas prendre pour autant Grand-père pour un sybarite sans principe, un matérialiste ordinaire ou un fruste jouisseur. Non, la table et ses plaisirs n'occupaient pas toute sa vie. Il avait aussi quelques principes en matière de religion, et surtout de violentes passions politiques. C'est d'ailleurs à table, à chaque repas de famille, au moment où les femmes apportaient la crème à la vanille, qu'il exposait ses opinions, si l'on peut parler d'opinions et d'exposition. Qu'il assénait ses convictions, devrais-je dire.

 

            J'ai déjà dit qu'il s'abonnait à “ L'Aurore ”, en hiver seulement, parce qu'en été il n'avait pas le temps de lire. Revenu, comme beaucoup de poilus, un peu anarchisant et politiquement désemparé de la guerre 14-18, il avait été vite conquis par les principes d'une droite bien traditionaliste, non extrémiste mais lourdement assise sur nos “ valeurs ”. Son grand homme avait été Raymond Poincaré, pas tellement le Président de la République du temps de guerre, mais le Président du Conseil qui avait “ restauré ” le franc (ou fait semblant de) dans les années 25-26. Grand-père était pour le travail honnête, qui permet comme chacun sait l'épargne, donne la sécurité, et assure la jouissance de biens acquis à la sueur du front, et donc ne doivent rien à personne. Homme de bonne foi, il ne se rendait pas compte que les quelques milliers de francs mis péniblement de côté en prévision des vieux jours lui étaient méthodiquement volés par ceux-là même en qui il voyait les défenseurs de la petite propriété honnêtement constituée.

 

            L'ennui était aussi qu'il rencontrait dans les repas de famille des parangons de ceux qu'il aurait volontiers pendus (du moins en paroles, car Grand-père, chacun le sait, n'était pas méchant), oui, Grand-père avait à affronter deux communistes, ou peu s'en faut, mon oncle Cyprien, cheminot, responsable C.G.T. à la gare d'Austerlitz, et mon autre oncle, Rodolphe, son propre gendre, lui aussi cheminot, lui aussi adhérent à la C.G.T. et fortement sympathisant communiste.

 

            Grand-père aimait beaucoup son gendre Rodolphe. Sauf au moment de la crème à la vanille. Il était inévitable qu'on aborde vers la fin du repas les questions politiques. Il y avait la guerre de Corée ; il y avait la bombe atomique, la guerre froide, il y avait la politique désastreuse pour tout le monde (enfin, tous ceux qui étaient à cette table) des gouvernements du temps. Et puis, je me demande si Grand-père ne recherchait pas systématiquement le conflit, histoire de se donner l'occasion de crier, de mettre un peu d'ambiance et d'embêter les femmes.

 

            Les premières escarmouches ne venaient jamais de mes oncles, gens calmes, qui connaissaient bien Grand-père et savaient pertinemment et d'expérience qu'il était inutile (et d'ailleurs impossible) de discuter politique avec lui. Non, je dois l'avouer, c'est Grand-père qui cherchait la dispute. Les thèmes ne lui manquaient pas, fournis par “ L'Aurore ”. Mais s'il en est un qui avait le don de le faire sortir de ses gonds, c'était bien celui de la grève. Il ne pouvait admettre que des cheminots, des fonctionnaires, et plus généralement des ouvriers “ s'arrogent ” le droit de piller l'économie, de mettre la France en danger par des grèves non fondées, inadmissibles, etc… Il y voyait là le résultat tangible de l'action de Moscou, et regrettait amèrement l'époque où Clémenceau, “ premier flic de France ”, chargeait les grévistes, et où Poincaré, “ un homme, celui-là ”, pas un politicien, conduisait sagement la France sur les flots tranquilles d'une prospérité que rien ne semblait devoir interrompre. Oui, en somme, tout allait mal depuis la mort de Poincaré, et depuis que les communistes étaient devenus assez forts pour fourrer leur nez étranger dans nos affaires.

            — Les communistes ! On devrait…on devrait… je ne sais pas, moi…

 

            C'est qu'il y avait le gendre, que Grand-père aimait bien, et que les foudres exterminatrices qu'il invoquait devraient épargner… Mais Grand-père se lançaient à l'eau :

            — On devrait tous les arrêter !

            — Je vous ferai très poliment remarquer que c'est exactement ce que le gouvernement de Vichy et les Allemands ont essayé de faire, il n'y a pas très longtemps.

 

            L'oncle Cyprien avait dit cela très calmement, sans quitter des yeux son assiette de crème à la vanille, dans laquelle il faisait mouvoir, songeusement, sa cuillère.

 

            On approchait du paroxysme de l'orage. Chacun regardait obstinément le contenu jaunâtre de son assiette. Les femmes sentaient leur gorge se serrer. Quelques unes essuyaient en cachette une larme, d'un coin de serviette. Grand-mère Suzanne surveillait d'une mine inquiète et réprobatrice l'évolution de la congestion faciale de son mari. Elle craignait surtout que tout cela finisse sur un coup de sang, et que Grand-père ne nous quitte prématurément, comme cela, sans avoir reçu le sacrement de l'extrême-onction, sans même avoir eu le temps d'aller à confesse, avec, en conséquence, le châtiment divin qui ne manquerait pas de frapper et priverait le pauvre vieux des félicités éternelles ; Grand-mère ne pensait pas que Dieu, dans Sa sage justice, prendrait en considération les opinions politiques du pécheur, en quoi j'espère elle ne se trompait pas. C'est que, bien que votant probablement “ modéré ” ou “ conservateur ” comme on disait pudiquement à cette époque, elle était d'un esprit trop fin et nuancé pour ne pas avoir compris que la vérité n'était pas toute d'un côté, et pour ne pas discerner, dans le discours de mes deux oncles, quelques éléments de bien-fondé. Et elle comprenait fort bien que la véhémente passion de Grand-père cachait mal un raisonnement qui n'était pas sans failles.

 

            L'atmosphère, dans ces secondes qui suivaient l'intervention de l'oncle Cyprien, devenait oppressante. Le silence autour de la table était épais, on suffoquait, comme avant le premier coup de tonnerre et les premières gouttes de pluie libératrices.

 

            Grand-père, aux paroles de Cyprien, avait cessé de déglutir. Il était resté deux ou trois secondes, bouche ouverte, et son visage, d'ordinaire toujours très coloré, était devenu presque violet.

            — Ton “ Humanité ” ! ! Ton “ Humanité ” !… Grand-père cherchait la réplique. Il avait abattu violemment le poing sur la table. Les femmes avaient sursauté, la crème à la vanille frémi dans les assiettes.

            — Ton “ Humanité ”, j'en voudrais pas… même pour me torcher le cul !

            Et c'est en général sur cet argument imparable que Grand-père concluait ses discussions politiques.

 

            Il fallait ensuite réparer le mal, et faire en sorte que le repas se termine dans la réconciliation. C'est à quoi s'efforçait en général ma mère :

            — C'est toujours la même chose, pleurnichait-elle, on est assis là, tranquillement, en famille, et à chaque fois ça se finit comme cela. C'est de ta faute (elle s'en prenait à Grand-père), c'est toujours toi qui commences !

 

            Mes tantes, de leur côté, faisaient semblant de réprimander leur mari, pour que les parts de reproche soient équilibrées, et les torts apparemment partagés. Les hommes se taisaient, et quelques minutes difficiles suivaient, où chacun cherchait un sujet de conversation neutre, qui permît de sortir honorablement du conflit. Le café, et surtout le marc qui l'accompagnait, permettaient en général de sortir de l'impasse. De toutes façons, le moment le plus difficile, celui de la crème à la vanille était passé.

 

            J'ai gardé, depuis ce temps, une tendresse particulière pour la crème à la vanille. Chacun sa madeleine…

*

* *

            Si Grand-père avait en politique des idées arrêtées, stricto sensu, depuis trente ans, il était en revanche beaucoup plus circonspect en matière religieuse, et les rôles étaient presque inversés : c'est Grand-mère qui faisait preuve de convictions. Tranquilles. Grand-mère, on le sait, n'était pas une bigote. Je sais, pour avoir évoqué ces choses avec elle, que si elle donnait l'impression d'une chrétienne ferme et déterminée (et elle l'était en effet), elle ne laissait pas cependant de se poser des questions à l'égard de la foi et de la pratique religieuse. La foi et la pratique de Grand-mère étaient donc rien moins que routinières.

 

            Tout autre était Grand-père sur ce sujet. Sa foi, si l'on peut dire, me semblait tiède et bien pragmatique. Il n'en avait semble-t-il pas toujours été ainsi. Je crois savoir qu'il était parti à la Grande guerre avec, je dirai, des vues conformes à celles de la moyenne des hommes du village : une croyance qu'on ne remettait pas en question, et en même temps une certaine réserve vis-à-vis des curés. Dans mon village, la plupart des hommes pratiquaient, et, je pense, croyaient. Mais leur pratique consistait seulement à suivre cinq cérémonies dans l'année : au Jour de l'An, aux Rameaux, à Pâques, au Quinze août et à Noël. Aucun ne communiait. Pas même à Pâques. Ou alors c'était l'exception que citaient à leur mari, en exemple, toutes les femmes.

 

            Car les Briezoises, dans leur immense majorité, assistaient régulièrement à la messe du dimanche, et communiaient à Pâques. On peut même dire que dans une grande mesure les curés dirigeaient les familles, et les rapports du couple, jusqu'au lit, par la femme.

 

            Grand-père, comme tout le monde donc, prenait le chemin de l'église cinq fois l'an, et en plus à l'occasion des enterrements. Je me souviens l'avoir vu exécuter à la messe les gestes rituels, mais il ne me donnait pas l'impression d'être vraiment à ce qu'il faisait.

 

            J'ai retrouvé une lettre que son curé lui avait écrite pendant la guerre. C'est une réponse à un mot que Grand-père lui avait envoyé des tranchées. Comme je regrette de ne pas le posséder, et de n'en connaître que la réponse ! Mais cette réponse permet de deviner la nature des propos que tenait Grand-père, et son état d'esprit pendant la guerre. Voici donc ce que lui écrivait son curé, le 7 septembre 1916 :

“ Mon cher Edouard

            Eh ! oui, j'ai éprouvé le plus grand plaisir à vous lire. Il y avait si longtemps que je l'avais fait. Et à votre dernière permission vous aviez tant l'horrible cafard ! ! ! J'en étais d'autant plus peiné pour vous que m'unissant de tout cœur à vos héroïques sacrifices et souffrances depuis deux ans j'étais consterné de vous entendre dire des choses… énormes… Vous qui en temps de paix faisiez preuve de réelle clairvoyance dans les choses et les hommes.

 

            Il est vrai que les fatigues endurées et les dangers courus expliquent bien des attitudes. Quand vous nous reviendrez après la Victoire vous verrez combien l'épreuve aura mûri votre jugement et vous aidera à voir le sens réel de la vie. Nos poilus qui ont sauvé le pays pendant la guerre le sauveront encore après. J'ai l'intime confiance qu'ils ne se laisseront plus berner et duper par les politiciens sans aveu avec les grands mots de Capitalisme… Pacifisme… Internationalisme… Désarmement… Socialisme… Fraternité des peuples, etc…

 

            Malheureusement dans l'horrible fléau qui met toutes les familles en deuil il y a trop d'innocents qui paient pour les coupables.

 

            En attendant nous vivons des heures bien tragiques et le pays allait aux abîmes. Mais je me laisse aller… Ce n'est pas le moment de discuter ou de récriminer. L'essentiel est pour le moment de chasser les Boches pour reprendre la liberté de vivre en France sous le sole de Dieu.

 

            Et vraisemblablement nous sommes entrés dans la période définitive de la guerre. Combien durera-t-elle ? C'est le secret d'En Haut. Mais j'estime que L'Allemagne sera réduite. Croyez-le bien, le filet européen se resserre autour d'elle. La bête est traquée… Qu'elle nous donne encore des coups de tête violents… c'est possible… c'est certain, mais elle cédera. Dieu le veuille, et que ce soit bientôt…

 

            A bientôt le plaisir de vous voir.

            Bien cordialement vôtre,

X, curé de Briez.

 

            P.S. Trois nouvelles bien tristes cette semaine : X tué le 17 août, Y, de Ravières tué, Z, du cachot tué également. ”

 

            Toute l'entre-deux guerres, les Ligues et les thèmes de l'Action Française et du pétainisme sont déjà contenus dans cette lettre qui se voulait réconfortante. J'ignore si elle le fut, et j'en doute surtout à la lecture du post-scriptum… Il est en tous cas certain que cette guerre a profondément ébranlé Grand-père, surtout en matière religieuse. Et c'était, je l'ai déjà dit, le grand désespoir de ma grand-mère. Elle avait décidé que son devoir de chrétienne était de “ sauver ” son époux, et elle en avait fait sa tâche quotidienne. Aussi ne manquait-elle pas une occasion de tarabuster Grand-père et de lui faire peur. Au moindre juron (les occasions ne manquaient pas), à la moindre alerte de santé, elle, d'habitude si douce et réservée, agressait littéralement le pauvre vieux, et faisait montrer de mauvaise humeur :

            — Ça tousse, ça a un pied dans la tombe, et ça ne veut pas aller se confesser.

            Ou bien :

            — Ça jure, c'est couvert de péchés, et c'est tout près de mourir !

            Les assauts redoublaient dans les semaines qui précédaient Pâques. En vain. Grand-père restait souriant mais inébranlable, et répondait presque invariablement :

            — Oui ma vieille, je sais bien ce que j'ai à faire… Fous-moi donc la paix. D'abord, j'ai pas fait de péché. Quel péché tu veux que Dieu me reproche ? J'ai fait la guerre : j'ai même pas tué un Allemand, ça, j'en suis sûr. Alors ? Fais-moi donc pas “ agouiller ” mon temps !

 

            Je crois que Grand-père ne disait pas cela pour irriter ma grand-mère, mais qu'il était effectivement persuadé d'être en état de grâce, ou peu s'en faut : “ t'en fais pas, ma vieille, quand j'sentirai le moment arriver, je f'rai ce qu'il faut. Mais pour l'instant, fous moi la paix… Je l'sentirai bien, quand je s'rai près de mourir. Il sera toujours temps de voir à ce moment-là… ”

 

            Grand-mère baissait les bras, découragée.

 

 

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