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Novembre 1965.

 

Le pari de Louis Lavelotte.

 

 

            — Toué, Louis, tu s'ras aux gerbes, comme d'habitude.

            — Bon, patron…

 

            Le battage des récoltes commençait dès la fin du mois d'août. Les moissons à peine terminées, nous entendions le roulement sourd du lourd convoi qui prenait la route : machine à vapeur, batteuse et presse ; le long périple de ferme en ferme se poursuivait jusqu'à la fin de l'hiver, à travers quatre ou cinq cantons. L'un des bruits les plus caractéristiques de l'automne était celui du battage, ronflement monotone qui parvenait de très loin et semblait comme porté dans l'air alourdi par les brouillards de l'arrière-saison, mêlé à l'odeur un peu âcre des fanes de pommes de terre séchées que l'on brûle.

            — Tiens, le v'la sur Couloutre ! Tiens, le v'la sur Donzy ! Puis sur Perroy. Il se rapproche ! Notre tour arrive.

 

            Le battage, comme la moisson, était une fête, la récompense d'une année de travail, d'incertitudes et d'angoisses. La moisson blonde, qui avait traversé les rigueurs de l'hiver, les aléas du printemps, les orages de l'été, qui reposait depuis juillet sous les hangars et les “ tisses ” (et si, au dernier moment, l'incendie la détruisait ?), la moisson blonde allait enfin passer dans la batteuse, et livrer ses boisseaux de grains dorés.

 

            Les femmes s'affairaient plusieurs jours à l'avance. On sacrifiait par dizaines poules, canards, lapins. Cela sentait déjà la viande qui rissole, le bouillon gras et le civet qui mijote. Quelque chose d'extraordinaire, pendant quelques jours, allait se passer. La routine quotidienne serait bouleversée. Trois jours durant, la ferme, en temps normal si calme, allait être transformée en un gigantesque rucher bourdonnant. Ces préparatifs me plongeaient dans un état de grande excitation.

 

            Et puis, un soir, à la tombée de la nuit, mon père et les deux commis partaient avec les quatre chevaux harnachés. C'était au fermier qui recevait le battage de l'acheminer jusque chez lui, et de l'installer. J'attendais, le cœur battant, l'arrivée du convoi. Je me postais à deux cents mètres de chez nous, dans un tournant, pour le voir arriver de plus loin, et ma mère quittait de temps à autres ses immenses chaudrons pour venir sur le pas de la porte, et tendre une oreille inquiète : un accident pouvait vite arriver avec des chevaux peu habitués à tirer des engins aussi lourds et peu maniables. Enfin, nous percevions, venu de très loin, le grondement que nous attendions : ils arrivent ! Le crissement des roues sur les cailloux grandissait, je percevais maintenant le martèlement régulier des sabots des chevaux. Quelques minutes d'attente encore, et là-haut, à l'entrée du village, débouchait en cahotant la grosse locomobile noire, que deux chevaux tiraient avec peine. La “ machine ”, comme nous l'appelions, m'impressionnait beaucoup. Je la trouvais gigantesque, elle m'effrayait lorsqu'elle était en action, qu'elle crachait ses jets de vapeur et tremblait de tous ses membres. C'était une énorme bête qui suait, soufflait et trépidait, un monstre tout droit sorti de la mythologie, Vulcain et Jupiter associés.

 

            Je l'ai revue depuis. Le tracteur et la moissonneuse-batteuse ont renversé la divinité. On l'a remisée, voici plus de vingt ans, sous un hangar. Elle est couverte de poussière, un peu rouillée. Je l'ai trouvée toute petite. Elle m'a fait de la peine.

 

            La batteuse proprement dite la suivait, elle aussi énorme, mais plus débonnaire. La presse à botteler fermait le convoi, long au total de plus de vingt mètres. Il fallait de rudes charretiers pour acheminer tout ce matériel, et pas n'importe quels chevaux ! On installait la batteuse dans la cour, on calait avec soi les trois engins, souvent en pleine nuit, à la lumière des lampes à pétrole.

 

            Je dormais mal, dans ces nuits qui précédaient le grand jour du début du battage, et, tôt le matin, je tendais l'oreille aux bruits du dehors. Entre chien et loup, bien avant le lever du soleil, arrivait le mécanicien, propriétaire de la batteuse. Il se chargeait lui-même de la préparation de la machine, et de son entretien, tout au long de la journée. Le premier levé, il était aussi, le soir, le dernier à partir. Avant l'aube il allumait le feu dans le foyer de la locomobile, et surveillait la montée de la pression.

 

            Une heure plus tard, à cinq heures en automne, six heures en hiver, arrivaient “ les hommes ”, une quinzaine, qui, trois jours durant, allaient se donner à fond pour servir la batteuse, les uns sous les hangars, “ aux gerbes ”, les autres à la presse, les derniers enfin, les plus costauds, “ au grain ”. Ils entraient d'abord dans la cuisine, et j'entendais de ma chambre le raclement pesant de leurs sabots ou de leurs souliers cloutés sur les tommettes. Ils avalaient en hâte la soupe au lait, le café noir, deux grandes “ parpilles ” de pain et une tranche de jambon fumé, ils lichaient ensuite une bonne rasade de goutte, se levaient lentement de table, en s'essuyant la bouche du revers de la manche, et se rendait au poste qui leur avait été donné. Et la fête commençait, pour moi au moins, sinon pour eux.

 

*

* *

 

            C'est tout à fait par hasard que le drame s'est produit chez les Picarnon. Il aurait pu survenir partout ailleurs car il était sans doute écrit quelque part dans le destin de Louis Lavelotte qu'un jour on le ferait aller trop loin, comme cela, sans méchanceté, simplement pour s'amuser.

 

            Le premier jour du battage, le matin, au moment de poster ses batteux, Adolphe Picarnon lui avait dit :

            — Toué, Louis, tu s'ras aux gerbes, comme d'habitude.

            — Bon, patron, avait répondu Louis.

 

            C'était une tâche bien adaptée à Lavelotte ; il s'agissait de faire la chaîne, avec deux ou trois autres hommes selon les cas, et de se passer les gerbes, à la fourche, jusqu'à la batteuse. C'était sans doute le poste le moins pénible.

 

            Pourquoi a-t-il fallu qu'un batteux demande, l'air sérieux et sans sourire :

            — Et pourquoi pas aux sacs ? C'est vrai, ça, père Picarnon, Lavelotte n'est jamais aux sacs !

            — Euh, fait Adolphe Picarnon… euh, vous pensez pas que c'est trop dure pour lui ?

            — Trop dur pour lui ? On l'dirait pas, comme ça, mais c'est qu'il est plus fort qu'il en a l'air ! Pas vrai, Lavelotte, que tu peux bien porter l'grain, comme un autre ?

 

            Et d'autres batteux ont repris en chœur :

            — C'est vrai ça, qu'il est costaud ! Ils se poussaient du coude, et rigolaient : hein, si on l'mettait aux sacs, on s'amuserait bien ! Tu penses, les sacs, ils sont au moins deux fois plus lourds que lui !

 

            Les porteurs de grain étaient des gaillards considérés, des garçons jeunes, en pleine force, avec de gros biceps et des épaules de forts des Halles. Les sacs, pleins de blé, pesaient quatre-vingts kilos ; quatre-vingts kilos qu'on vous balançait sur le dos, et qu'il fallait porter, depuis la batteuse jusqu'au grenier, une centaine de mètres parfois, et toujours des escaliers ou une échelle à gravir. Chez les Picarnon, c'était un escalier de pierre, rude et long. Quatre tonnes chaque jour à porter, quatre tonnes qui pesaient sur la colonne vertébrale, dans les jambes. C'est pourquoi les porteurs de grain jouissaient d'un traitement de faveur : une bouteille de vin, et non de cidre comme pour les autres, les attendait au grenier. Le patron veillait personnellement à ce qu'elle soit renouvelée dès qu'elle était vide. Et le porteur de grain, après avoir déversé le contenu de son sac sur le tas de blé, ajouté au canif une entaille sur la baguette de noisetier qui permettrait, à la fin du battage, de savoir avec exactitude à combien de boisseaux s'élevait la récolte de l'année, vidait d'un trait son verre de vin et repartait à la batteuse chercher un nouveau sac de quatre-vingts kilos. Oui, quatre tonnes par jour et par homme, mais aussi trois à quatre litres de vin, pour le moins.

            — Allons, reprit Adolphe Picarnon, allons les gars, faut être un peu sérieux… Euh… Lavelotte, il peut pas “ porter l'grain ”…

            — Et pourquoi donc que j'“ portrais pas l'grain ”, patron ?

            Lavelotte était vexé par les ricanements des autres.

            — Vous allez voir que j'peux l'porter, tout comme un autre !

            — Euh, si c'est comme ça, fit Picarnon en écartant les bras, si c'est comme ça, c'est pas moi qui peux t'en empêcher… Après tout, tu l'verras bien… Il était embarrassé, Adolphe, euh… c'est entendu, j'te mets aux sacs…

 

            Les hommes se poussaient du coude, en clignant de l'œil : hein, on va rigoler…

*

* *

 

            Louis Lavelotte était domestique chez les Picarnon depuis une quinzaine d'années. Enfant de l'Assistance Publique, il s'était “ embauché ” dès sa sortie de l'école chez eux, à quatorze ans, comme vacher d'abord, puis comme second charretier, et n'avait jamais cherché à changer de maître. C'était un petit rouquin malingre, un peu difforme ; il portait, plaqué en permanence sur le visage, une sorte de rictus qui l'aidait beaucoup à supporter, comme si elles ne l'atteignaient pas, les plaisanteries dont il était l'objet, surtout au moment des battages. Adolphe Picarnon l'envoyait systématiquement “ rendre des journées ” dans toutes les fermes de la région, préférant garder chez lui son premier charretier, Maurice Lauche.

 

            Louis Lavelotte n'était pas un fainéant, oh non ! Tout au contraire. Bon comme le bon pain et sans malice, il dépensait au contraire ses forces sans compter. Il se “ défonçait ”, comme s'il voulait se faire pardonner son air chétif. Il avait son orgueil, Lavelotte, et c'est bien ce qui l'a perdu. Au reste, s'il ne payait pas de mine, il était plus vigoureux qu'on ne l'aurait cru, sec, mais “ tout en nerfs ” comme nous disions.

 

            Non, Louis Lavelotte n'était pas un mauvais garçon, tout au contraire :

            — Louis, j'te mets aux gerbes aujourd'hui, et Louis répondait : “ d'accord, patron ”. Qu'on le mette aux gerbes, à la presse, à la batteuse, Louis Lavelotte répondait toujours “ d'accord patron ”. Et s'il était devenu peu à peu un objet d'amusement, le souffre-douleur du village, il n'était pas aussi sot qu'on voulait bien le dire, mais, comme les bouffons d'autrefois, assez sage pour supporter les mauvais tours qu'on lui jouait, et en rire le premier. Et le soir, après le dîner, quand le maître lui disait :

            — Louis, tu vas nous jouer un peu d'harmonica, il répondait encore : “ d'accord patron ”.

 

            Alors, on débarrassait la grande table rectangulaire, des planches posées sur tréteaux où les quinze batteux avaient pris leur repas, Lavelotte grimpait dessus avec ses sabots, ajustait l'harmonica à ses lèvres, plissait les yeux, son visage se ridait comme celui d'un singe, et il commençait à jouer la bourrée et à la danser, sur la table, sans quitter ses sabots, qu'il faisait sonner gaillardement au rythme de la danse. Après une journée éreintante.

 

            De temps à autre il détachait l'harmonica de ses lèvres, et, sans cesser ses va-et-vient sur la table, il chantait, Louis Lavelotte, le disgracié :

 

“ Monsieur l'curé n'veut pas

Qu'les gars bichint les filles,

Mais il n'interdit pas

Qu'les filles bichint les gars… ”

 

            Les hommes, qui avaient fait cercle autour du bouffon, riaient à gorge déployée, se tapaient sur les cuisses et rotaient bruyamment :

            — Ce Lavelotte, quel animal tout de même ! Il est impayable !

            Les femmes, qui essuyaient déjà la vaisselle, suivaient le spectacle de loin, et s'esclaffaient aussi.

            Quand Lavelotte, à bout de souffle, commençait à flancher, et faisait mine de vouloir se reposer un peu, il s'en trouvait toujours plusieurs pour s'écrier, en riant :

            — Eh, Lavelotte, tu vas pas t'arrêter coumme ça ! T'en counnais ben d'autres ! Allez Lavelotte, continue, t'es ben l'meilleur !

 

            Et Lavelotte se lançait dans une autre bourrée, toujours jouant, toujours dansant et chantant :

 

“ J'ai m'né mes dindes à Cosne,

J'ai ram'né mes dindons,

A deux cents francs d'la dinde,

A cinquante les dindons,

Et dansez don' mes dindes,

Et dansez mes dindons… ”

 

            Les paroles ne valaient certes pas cher, mais la musique était entraînante, et l'envie de saboter la bourrée commençait bientôt à fourmiller dans les jambes des batteux.

 

            La bourrée restait toujours la danse populaire des hommes. Je dis bien “ des hommes ”, non des femmes. La bourrée est une danse virile, danse nuptiale et guerrière à la fois, où les mâles s'affrontent, par deux ou par quatre, sous les yeux des filles, les “ fumelles ”, seulement spectatrices, et qu'il faut séduire. Il s'agit de se montrer à son avantage, par l'élégance du corps, la vigueur de la sabotée, la fierté du regard. A cette époque, tous les hommes savaient encore danser la vraie bourrée populaire, que les troupes folkloriques aujourd'hui essaient de restituer avec beaucoup de mérite, mais de façon affadie, sans âme et sans cœur. La bourrée, ce n'était pas seulement un pas, c'était un langage, venu du plus lointain de notre histoire, et que nous partagions avec nos voisins Berrichons et Auvergnats ; aujourd'hui, on a retenu le pas, mais on a oublié tout le reste, qui était l'essentiel. Oui, c'était une belle danse, la bourrée, la plus belle peut-être, où s'exprimait toute la fierté, la vigueur et comme le génie d'une race. Pour comprendre cela, il faut avoir vu ces paysans lourdauds soudain transfigurés, gaillards et alertes, le buste bien cambré, un peu raide, la tête légèrement rejetée en arrière, les bras ballants au loin du corps, il faut avoir surpris dans les regards échangés au moment où ils se croisent, cette flamme fière qui défie le partenaire…

 

            Et c'est Louis Lavelotte, le plus chétif des garçons du village, qui, avec un simple harmonica, réussissait ce tour de force de réveiller chez les rudes batteux les antiques pulsions de leur race.

*

* *

 

            Il a tenu le premier jour, Louis Lavelotte. Il a transporté ses quatre tonnes, il a bu ses trois litres de vin.

 

            Mais c'est le deuxième jour qu'a commencé pour lui le calvaire. De sac en sac il geignait plus fort, en montant l'escalier. Il a encore porté ses quatre tonnes, titubant, les mâchoires serrées : ah ils veulent s'amuser encore une fois à tes dépens mon vieux Lavelotte ? Eh bien, tu en crèveras peut-être, mais tu ne peux plus reculer… Ton pari, il faut le gagner !

 

            Le troisième jour, dès le matin, il a senti qu'il n'ira pas jusqu'au soir. Et s'il en parlait au patron ? Il lui donnerait un autre poste, c'est sûr. Oui, mais les autres ? Qu'est-ce qu'ils diraient, les autres ? Lavelotte, mon vieux, tu n'aurais pas fini d'en entendre parler ! Ils se moqueraient de toi encore une fois… Pas qu'ils soient méchants, non. Faut bien rire, mais pas de ça… pas de ta faiblesse. Et je les entends déjà : c'est Lavelotte, qu'est même pas capable de porter les grains !

 

            Combien a-t-il encore porté de sacs, au matin du troisième jour, Louis Lavalotte ? Je n'en sais rien. Mais je sais qu'arrivé au grenier, il soufflait un long moment, en cachette, le visage dégoulinant de sueur, et qu'il se saisissait fébrilement de la taille. Tout se brouillait devant lui, un voile lui tombait sur les yeux. Mais qu'est-ce qui t'arrive, mon vieux Lavelotte ? Tu vois plus les encoches. Tu vas pas caler coumme ça… Bois donc encore un coup… Faut tenir jusqu'à ce soir, y a rien d'aut' à faire !

 

            Et puis, un peu avant midi, Lavelotte s'est effondré dans l'escalier, sous son sac de blé. On a entendu le bruit du corps qui roulait sur les marches ; on l'a relevé et porté dans sa petite chambre de domestique, et couché sur sa paillasse. Il délirait à moitié, et demandait à boire :

            — A bouée, à bouée !… J'ai souéf, oh qu'jai souéf !

 

            On lui a donné à boire. De l'eau, bien fraîche. Il était inondé de sueur : allons, mon vieux Lavelotte, faut te r'mettre, ça va passer !

 

            Ça n'est pas passé. Lavelotte, dévoré de fièvre, a sombré dans une sorte de coma. Il était agité, et il fallait sans cesse le remettre sur sa paillasse. Adolphe Picarnon lui rendait des visites fréquentes. Il était inquiet, le père Adolphe, et pas trop fier de lui. Il essayait de lui parler, embarrassé : allons, mon Louis, calme-toi, on s'occupe de toi, ça va s'arranger. Une fois, il a même eu un peu d'espoir : Lavelotte a reconnu sa voix, a cessé de s'agiter, et, sans ouvrir les yeux, il a murmuré :

            — Voyez-don', patron… j'ai pas pu t'nir ma place…

 

            Pour la première fois depuis bien longtemps, le battage ne s'est pas achevé en fête, et on n'a pas dansé la bourrée. On n'avait plus de musicien, et de toutes façons, le cœur n'y était pas. Les Picarnon ont attendu un jour, puis deux, puis, affolés, ils ont appelé le docteur. C'était trop tard. Lavelotte est mort le troisième jour, sans avoir repris connaissance, et sans avoir pu “ tenir sa place au battage ” jusqu'au bout.

 

            Il n'avait pas de famille. Pourtant, quand on l'a porté aux Terres Rouges, tout le village suivait le corbillard, en un long cortège silencieux. Personne ne se sentait bien fier. Même les derniers, ceux qui se trouvaient tout au bout, marchaient à pas lents, en silence, sans se regarder, faces de glaise obstinément baissées, le chapeau noir rabattu sur les yeux, et les gros poings serrés. Et ce qui passait exactement dans les têtes, personne ne saurait le dire. Ce qui est sûr, c'est que chacun est rentré chez soi, après l'enterrement, et qu'on n'a pas fait la tournée des cafés.

 

            A Briez, on n'avait jamais vu ça.

 

 

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