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Septembre 1954.

 

La mort de Douard

 

 

            Septembre aux promesses tenues…

 

            Septembre est un fruit odorant, génial à craquer. Les chaumes embaument et craquettent sous le soleil encore chaud. L'air s'immobilise, doux et parfumé des senteurs des pommes et des noix tombantes.

 

            L'été retient son souffle. Son dernier souffle avant de mourir. On entend, venu de très loin, le bruissement des hommes au travail. Des taches rousses enflamment la tignasse des érables, premières parures de la mort.

 

            Septembre s'assoupit, satisfait et heureux, génitrice comblée, sur son ventre replet. Des fils à la vierge traversent lentement le ciel bleu laiteux. Calme et tranquillité.

 

            Et puis brusquement, en quelques heures parfois, septembre tourne sans bruit sur lui-même, comme une porte-tambour, et l'été s'en va. C'est dans l'air, c'est dans les odeurs que quelque chose a changé. Quelque chose. On ne saurait trop dire quoi. Si, peut-être cette fraîcheur nouvelle qui sent un peu la fumée des cheminées et pique le nez ; peut-être cette inhabituelle pesanteur de l'air, juste avant les grands vents d'équinoxe ; peut-être ces gouttes de rosée, que chaque hampe d'herbe porte à son extrémité, et qui scintillent là, toute la journée ; peut-être le vol bas et nerveux des hirondelles, qui font leur dernière moisson d'insectes, en ménagères pressées par le départ.

 

            La vie végétale a tourné là-bas, au coin du chemin, derrière ce roncier qui ploie sous les mûres…

 

            Elle nous laisse seuls, nous les hommes et les animaux ; il faut se faire une raison. C'est ce moment précis que Grand-père a choisi pour lui prendre la main et partir avec elle.

 

            Pourtant, le matin, je lui avais porté un panier de quetsches odorantes, violacées, veloutées d'une fine buée qui disparaît dès qu'on les touche. Je l'avais trouvé bien. Presque le Grand-père d'avant la maladie. Il achevait une toilette soignée, ce qui n'était pas son habitude, et m'avait accueilli en souriant, son long couteau-rasoir à la main. Il essuyait à la serviette les dernières traces de crème à raser, et riait encore, par petits gloussements, comme aux temps où il venait de faire une farce à Grand-mère.

            — Ah mon Jean ! J'ai bien rigolé tout à l'heure. Tu sais, j'ai rencontré la Biennassée : elle ne marchait pas, elle volait. C'était tout de même un peu tôt pour que ce soit l'effet du rouge…

            — Qu'est-ce qui vous arrive donc, Mademoiselle, que je lui ai-fait ?

            — Mon bon Monsieur Charrault, si vous saviez comme je suis contente ! Mon harmonium, qui n'en pouvait plus, vient d'être réparé : il a retrouvé tout son souffle, comme s'il était tout neuf !

            — Alors je lui ai fait : j'en suis bien content pour vous. Au moins, à c't'heure, ça va faire un boucan du diable dans l'église !

            — Si tu l'avais vue ! Elle a joint les mains. Elle m'a regardé, tout apeurée :

            — Oh ! Monsieur Charrault ! Si le Bon Dieu vous entendait !

            Grand-père gonfla les joues, comme autrefois, comme s'il voulait se retenir de rire, mais son bon rire fusa en cascades, et il répétait :

            — Non mais, j'aurais voulu que tu la voies ! J'ai cru qu'elle allait faire le signe de la croix, pour éloigner le diable !

 

            Ce même soir de septembre je gardais les vaches aux champs, je suivais des yeux le ballet des hirondelles ; rapides comme l'éclair, à ras du sol, elles zigzaguaient en d'incroyables voltiges, entre mes bêtes. Je rêvais. Est-ce que je pensais à Grand-père ? Je ne sais pas. Le souci m'occupait inconsciemment, sans doute.

 

            J'ai vu monter vers moi le père Drain, notre journalier. Le brave vieux ne se pressait pas. J'ai compris tout de suite ; je savais ce qu'il allait me dire. Aussi, je l'ai laisser arriver jusqu'à moi, sans bouger. Je me contentais de suivre son approche des yeux : on peut repousser ainsi, de quelques secondes, le malheur, et le vieil homme était évidemment, en ce soir doux de septembre, le mauvais messager, dont il est inutile de prévenir ou de fuir la venue.

            — C'est ton papa qui m'envoie. Il faut que je te remplace ici.

            Le père Drain marquait un temps d'hésitation. Il attendait une question : je continuais seulement à le fixer.

            — C'est que ton grand-père, tu vois, ça ne va pas très bien. Tes parents sont partis chez lui. Tu dois rentrer… Tu vas dîner, ton papa viendra te donner des nouvelles.

 

            Le père Drain avait dit seulement : “ Ton grand-père, ça ne vas pas très bien ”. Mais au ton de la voix, je savais ce qu'il voulait me faire comprendre. Je savais aussi que mes parents ne tenaient pas à ce que j'aille moi-même, pour l'instant, à la maison de Grand-père. Cela suffisait.

 

            J'ai fait ce que l'on me demandait. J'ai dîné, seul ; j'ai grignoté un peu de fromage et de pain, et à la nuit tombante, mon père est venu me donner des nouvelles. Non, ce n'était pas une alerte habituelle. Hémiplégie. Cela pouvait être la fin. Le médecin avait laissé peu d'espoir. Dans le meilleur des cas, Grand-père pouvait “ traîner ” quelques semaines, quelques mois. Il ne se remettrait de toutes façons jamais totalement… Pour l'instant, il était couché, inconscient. Oui, papa reviendrait s'il y avait “ du nouveau ”, mais il ne tenait pas à ce que j'aille le voir.

 

            Je me suis couché. Je me suis endormi. Un mauvais sommeil, pire que l'insomnie. Grand-père apparaissait dans mes cauchemars. Je le voyais s'avancer dans le chemin qui conduit à notre maison. Il avait surmonté son attaque. Il restait très handicapé, mais il marchait tout de même, appuyé sur un bâton.

 

            Papa est revenu à l'aube. Je l'ai entendu ouvrir la porte, s'approcher de ma chambre. Comme le veille, je ne suis pas allé au devant du malheur. Papa est entré, et il m'a regardé. Il ne m'a rien dit. Je ne lui ai rien demandé. J'ai senti une boule se former dans ma gorge. J'ai eu envie de pleurer. Mais je n'ai pas pleuré. J'ai su, à ce moment même, que mon enfance venait de s'achever. Oui, c'était fini. A trois heures du matin. Sans souffrance. A aucun moment Grand-père n'était sorti du coma.

 

            Je me suis habillé, machinalement, et j'ai pris le chemin de “ sa ” maison, et je regardais d'un œil tout nouveau chaque arbre, chaque haie, chaque champ : la “ Châtaignaie-Bardot ”, les “ Champs-Pincot ”, le “ Petit Renfroumis des Lemains ”, tous ces champs familiers me semblaient à la fois différents, et en même temps j'étais choqué de les retrouver à leur place, comme si la mort de Grand-père ne les bouleversait pas, eux-aussi. J'en voulais presque aux choses de rester en dehors de notre malheur. Il me semblait que tout était changé. Or, aucun signe apparent, dans le village, dans la campagne, n'annonçait ce qui venait d'arriver. J'avais dix-sept ans, et je recevais en pleine face, tout d'un coup, cette révélation, ce risible cheminement de l'homme qui passe… On dit : c'est la vie… Et pourquoi pas la mort ? L'homme rit, souffre, travaille et procrée, il retourne la terre, année après année. Toujours la même terre. Il récolte, année après année, le foin, le blé, les pommes et les noix, aux mêmes arbres, et il finit par s'identifier à cette terre, à ces arbres. Il meurt : tout devrait mourir aussi. Mais non, la terre et les arbres attendent l'autre génération, qui refait les même gestes, et rien ne change. C'est peut-être bien ainsi.

 

*

* *

 

            On avait fermé les volets de la maison de Grand-père. Je suis entré dans la chambre où il “ reposait ”. Quel silence ! Quelle immobilité ! Grand-père gisait sur le lit, bien droit, le visage calme et comme transfiguré d'un étrange sourire. On eût dit le sourire de la Sagesse que l'on voit, mystérieux, aux visages des divinités hindoues.

 

            Mon regard se posa sur les mains jointes du mort : elles tenaient un chapelet. C'était surprenant, déplacé presque. Grand-père n'avait sans doute jamais tenu de chapelet depuis sa première communion. Deux cierges allumés projetaient d'immenses ombres dans la pièce ; le visage semblait par instants s'animer à leur lueur tremblotante. On avait déposé sur la table de nuit un bol rempli d'eau bénite dans laquelle trempait un rameau de buis. On avait arrêté la vieille horloge à l'instant précis où Grand-père avait rendu le dernier soupir.

 

            Grand-mère était totalement désemparée. Elle ne pleurait pas, mais elle ne pouvait rester en place ; elle trottait de l'armoire au lit, du lit à la table, changeait de place un cierge, le bol, tapotait l'oreiller de Grand-père, et poussait de profonds soupirs. Je l'ai seulement entendue une fois dire en hochant la tête, bras ballants, impuissante :

            — Mon “ pour ” petit ! Mon pauvre petit. Cette expression, dans ma tristesse, me frappa d'étonnement, et m'en apprit plus sur le couple qui venait de se briser que les dix-sept années pendant lesquelles je l'avais vu vivre.

 

            Dans la soirée, les premiers voisins sont arrivés, pour “ jeter ” de l'eau bénite. Ils entraient sur la pointe des pieds, comme s'ils avaient craint de réveiller Grand-père. Tout le village défila et s'arrêta quelques minutes auprès du lit. Les hommes sont venus à la nuit, après les travaux ; ils s'étaient “ papropis ”, comme le dimanche, ils entraient silencieusement, gauchement, croisaient leurs grosses mains et faisaient semblant de se recueillir quelques minutes. Tous sont venus. Ceux qui aimaient bien Grand-père. Ceux qui l'aimaient moins aussi. Puis ils se retournaient, et cherchaient quelque chose à dire, à Grand-mère. C'étaient toujours de pauvres, mais si profondes banalités : C'que c'est quand même… on n'est pas “ grand choue ” sur terre… On le voyait bien baisser, mais on n'aurait jamais cru que ça irait si vite. Ou bien : il était pourtant pas tellement vieux… quel âge que ça lui faisait donc au juste ? Soixante douze ? C'est ben c'que je pensais… Les plus âgés calculaient combien, à ce prix, il leur restait encore à vivre… Enfin ! Ça pressait pourtant pas… Mais quand c'est l'heure, dame… Puis, d'une tout autre voix, très pratique celle-là : c'est pour quand l'enterrement ?

 

            L'un d'eux, le père Milet justement, qui avait à peu près l'âge de Grand-père, a murmuré : t'en fais pas, mon pour vieux, j'vas bentout de r'joindre…

 

            Et Grand-mère racontait presque à chaque nouvelle visite les derniers moments de lucidité de Grand-père, comme si elle eût voulu arrêter le temps à cet instant précis :

            — On était à table, on venait de finir de manger. Il semblait aller bien, même un peu mieux depuis quelques jours. Comme toujours après chaque repas, il s'apprêtait à faire sa cigarette. Il avait sorti son paquet de tabac, placé sa feuille de papier à cigarette entre ses lèvres. Et puis, il ne bougeait plus. Je lui ait dit : eh bien, tu ne fais donc pas ta cigarette ? Il m'a regardée ; il m'a souri un peu. Je vous assure qu'il a souri. Mais il ne m'a pas répondu. Et puis sa main gauche est tombée le long du corps, le paquet de tabac a roulé par terre. J'ai appelé le voisin. On l'a couché… Et puis voilà… Il n'a plus dit un mot à partir de ce moment-là.

 

            Grand-mère montrait même la feuille de papier à cigarette.

 

*

* *

 

            Ils sont venus par centaines, par milliers, je crois pour accompagner Grand-père aux Terres Rouges. Tous ceux que, au cours de cinquante ans de sacerdoce culinaire, il avait “ mariés ”. Autant dire toute la région, dans un rayon de vingt kilomètres. L'église, pourtant grande, ne pouvait pas contenir toute l'assistance. J'entendais, comme dans un rêve, les chants funèbres du prêtre : “ De profondis clamavit at te, Domine ”… Et l'harmonium de la Biennassée, qui avait retrouvé tout son souffle, faisait retentir sa plainte triste, pour la première fois depuis des mois, sous les voûtes de l'église.

            — Ça va faire un boucan du diable, avait dit Grand-père trois jours plus tôt.

 

            Tout cela était irréel, et pendant toute la durée du service je n'ai cessé de fixer le noir catafalque. Ce n'était pas possible. Grand-père devait encore jouer une farce. Il allait soulever le couvercle du cercueil, s'asseoir, bouger, parler. Je sais, c'est grotesque. Mais allez donc prétendre que vous n'avez pas, vous aussi, vécu, dans les mêmes circonstances les mêmes espoirs insensés. Non, l'office s'est déroulé inexorable, et aux derniers accords de l'harmonium il a fallu se lever, suivre le cercueil, porté par six anciens combattants de la Guerre 14-18.

 

            Nous sommes sortis. La douce lumière de septembre nous a fait cligner des yeux. On a hissé le cercueil dans le corbillard, les hommes ont poussé un “ han ” puissant, incongru. Incongru aussi, ce soleil. Déchirant, le raclement du cercueil qu'on pousse dans le corbillard. Grossières, ces paroles entendues, tout près, dans mon dos :

            — J'en mangerons pus, d'la bounne galette !

 

            Elles avaient été prononcées très haut, et j'avais reconnu la voix, celle de ce grand gueulard de Jérôme Raclan. Je me souviens avoir été sur le moment péniblement choqué par l'exclamation déplacée. Je me suis retourné, j'ai foudroyé du regard cet homme qui, à ce moment, pensait à son estomac.

 

            Je me demande aujourd'hui si ce n'était pas l'oraison funèbre que Grand-père eût précisément aimé entendre.

 

            Le corbillard, traîné par un cheval, s'est ébranlé. Tout cela continuait pour moi à être irréel, comme si je vivais en rêve une scène qui ne me concernait pas vraiment, comme si c'était “ pour de rire ” comme nous disions dans nos jeux d'enfants. Mon attention se fixait uniquement sur des détails qu'en d'autres circonstances je n'aurais pas perçus : le crissement des roues cerclées de fer sur la route, les “ plof-plof ” bien tranquilles du cheval, la couleur des volets de la maison Picarnon…

 

            Le cortège montait lentement vers les Terres Rouges. Derrière, très loin, un bruissement de voix commençait à s'élever : les gens devaient parler de leur récolte qui venait de se terminer, des regains, “ le r'vive ” qu'on commençait à faucher… Puis nous sommes passés devant la maison de Grand-père, devant la chambre à four où il cuisait sa pâtisserie, devant la cour où ma mère l'avait vu pleurer en 1914, à l'annonce de la déclaration de guerre. Et tout cela, qu'il avait animé cinquante années durant, le regarda passer pour la dernière fois sans le moindre frémissement.

 

*

* *

 

            La maison de mes grands-parents est aujourd'hui fermée. Fermée sur ses ombres.

 

            J'entretiens les treilles chasselas que Douard avait plantées, et ainsi chaque année, aux dates que nous fixe la nature, je refais exactement les gestes qu'il accomplissait pour tailler le cep, le rajeunir et le modeler à volonté, pour rogner, soigner, et quand le généreux septembre revient, récolter les grappes blondes, bourdonnantes de guêpes. Moi vivant, le rite continuera, et la maison ne sera pas livrée aux barbares. On ne la bétonnera pas. On ne l'éventrera pas pour ouvrir dans ses murs des “ baies-larges-qui-laissent-mieux-entrer-la-lumière ”, on ne l'affublera pas de “ persiennes-métalliques qui-s'entretiennent-si-facilement ”. Elle reste fermée. Mais elle reste la maison de Grand-père.

 

 

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