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Les ormes

 

 

            J'aimais à descendre le “ Chemin vert ” à la fin février ou au début de mars, aux premiers rayons du soleil nouveau. Ils commençaient à chauffer le talus exposé au midi, et très tôt apparaissaient, presque incongrues dans l'herbe brûlée par le gel et la neige, les premières violettes. Deux mois plus tard, les haies se faisaient processions de premières communiantes avec leurs robes blanches d'aubépines. A ce moment, quelque choses se serrait dans ma poitrine, remontait à ma gorge. Je ressentais de délicieuses angoisses.

 

            Mais ce qui faisait, en toutes saisons, la noblesse du “ Chemin vert ”, c'étaient ses vieux ormes qui de chaque côté le bordaient, alignés comme de vieux grognards ; leur peau était craquelée, épaisse comme celle des crocodiles, ou des hippopotames. Les vieux ormes portaient sur eux les cicatrices du temps, les blessures des hommes et celles des bêtes, deux cents ans de l'histoire et des malheurs de mon village : les uns montraient des chancres suintants, d'autres, de monstrueuses excroissances.

 

            Les vieux ormes, depuis deux cents ans, donnaient tout ce qu'ils pouvaient aux hommes qui les avaient plantés là, leur ombre en été, mais aussi leur bois de chauffage lorsqu'on les étêtait tous les quinze ans. Et quand les étés arides desséchaient les champs, que le bétail risquait la mort, et les hommes la famine, on s'adressait encore aux ormes ; on les dépouillait de leurs basses branches, et l'on sauvait le troupeau avec leur feuillage.

 

            Les vieux ormes parfois mouraient. Ils s'abattaient alors en travers du chemin, et les hommes les couchaient dans la haie, près des leurs. Les orties et les ronces les recouvraient peu à peu, et ils pourrissaient là, comme les autres arbres, comme les autres êtres, comme les hommes que l'on ensevelissait dans le cimetières de colline. Mais les vieux ormes donnaient leur substance aux survivants, et sur leur cadavre croissant le plus merveilleux des champignons, l'ormelle, que nous appelions “ oreille d'orme ”.

 

            Une connivence s'était rapidement établie entre les vieux ormes et moi. Je leur disais tout. Ils ne répondaient pas, ne frémissaient point, mais je sentais bien leur muette compréhension.

 

            Les vieux ormes ne se plaignaient jamais, mais ils nous regardaient passer depuis des générations dans ce chemin. Ils étaient notre mémoire, un morceau de la conscience collective des villageois.

 

            Les vieux ormes ont été bousculés comme tous les autres arbres, comme les haies ; ils ont été écartelés, étripés, traînes, entassés. On les a arrosés de fuel, farcis de vieux pneus, et on les a fait brûler.

 

            Je n'ai plus de mémoire, plus d'enfance. Je ne veux plus me rappeler les vieux ormes et le “ Chemin vert ”.

 

            Je ne veux plus savoir qu'il conduisait à des champs qui se nommaient “ Langrelles ”, “ Sauveur ” et “ Paradis ”, “ Vallée de la Sourde ” et “ Castines ”, et puis aussi “ Ch'tis prés ”. Il ne faut pas que je me souvienne de l'herbe fraîche et haute des “ Ch'tis prés ”, de l'eau qui les envahissait en hiver, des oiseaux étranges qui alors s'y abattaient à nuit tombante, des canards sauvages et des vanneaux que j'essayais d'approcher au plus près, en rampant. Il ne faut pas. Cela n'est plus. Ou alors, j'ai rêvé.

 

 

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