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Paix sur mon village

 

 

            Jours de juillet, brûlants comme une fournaise. Immobile dans le ciel, le soleil flamme, le soleil flambe, le soleil lèche comme un feu de cheminée, et la campagne se tord sous sa morsure. Anéantissement. Les arbres tremblent dans l'air qui vibre, et c'est comme si tout allait se dissoudre et fondre sous la chaleur. On cherche en vain l'ombre : elle est mangée par la lumière.

 

            Haletantes, les bêtes se tiennent tapies dans les fourrés, et les épis de blé craquettent sous l'haleine desséchante du vent “ soulaire ”.

 

            Nous fournissions, ces jours-là, où nous aurions aimé attendre le crépuscule dans la fraîcheur des maisons aux volets clos, la plus harassante débauche de travail de l'année. Marcher, marcher du lever au coucher du soleil, marcher encore dans l'éteule brûlante, prendre à bras le corps les gerbes, les rassembler en moyettes bien alignées, puis les embrocher à la fourche, les tendre à l'empileur jusqu'au haut des chariots, et cent fois, mille fois répéter le même geste, et après quelques heures vous ne sentiez plus votre corps, ni la fatigue qui depuis longtemps avait rendu vos muscles indolores, ni votre gorge desséchée, en feu ; vous aviez perdu le sens même du temps ; vous marchiez, le cerveau vidé.

 

            Le soir, après le dîner, nous sortions devant la maison, sous l'orme. Pour attendre la nuit. Elle vient lentement en cette saison. On dirait que la lumière ne veut pas se retirer. Elle s'en va, mais à reculons, comme à regret. Peu à peu, les masses se fondent dans l'obscurité qui monte du sol, et gagne, comme une houle qui rampe, le bas des maisons, le pied des arbres qu'elle enlace, glisse au long des façades, envoie les pignons. Les lointains s'estompent d'abord, et puis la marée atteint les toits, les cimes des arbres, et voilà qu'elle les submerge. Elle apporte avec elle une exquise fraîcheur, l'odeur de froment mûr, et l'impressionnant silence des soirs d'été. C'est le silence qui suit les grandes batailles ; la terre revient à elle, cherche à reprendre souffle. C'est l'heure où descend la paix merveilleuse, qui vient après la peine, apaise les membres douloureux, détend les corps et calme les cœurs.

 

            Dans le lointain, on entend encore le bruit de deux seaux que l'on entrechoque, le claquement de volets qu'on ferme, la voix bien distincte du père Ledin. Un chien aboie. Et progressivement le silence s'empare du village qui se recueille.

 

            Très loin, bien au-delà des contrées connues, le ciel s'embrase, une fraction de seconde, et vibre d'une grande lueur qui aussitôt s'éteint :

            — Des éclairs de chaleur, dit mon père. Signe de beau temps pour demain. Et de grande chaleur, comme aujourd'hui.

 

            Sous l'orme, nous buvons le silence, nous aspirons la fraîcheur de la nuit, à longues goulées, et de tous les pores de notre peau. Le corps nous fait mal maintenant, mais c'est bon de le sentir, de nouveau, d'étirer les bras et les jambes endoloris.

 

            C'est l'heure délicieuse où la caille entonne son chant discret, dans les champs de blé que la moissonneuse a épargnés. Elle se racle la gorge, et margote en grasseyant un peu.

            — Ecoute, murmure mon père… Ecoute la caille ! Cette petite boule de plumes toute ronde n'est jamais contente. Tu sais ce qu'elle chante, la caille ? Tu sais ce qu'elle dit ? A peu près la même chose que nous, paysans. Elle parle à ses enfants. Elle leur fait la leçon. Elle leur apprend la sagesse, et qu'il faut savoir économiser, et prévoir pour l'avenir. Ecoute… elle leur dit :

 

“ Can-cailla, can-cailla,

Quand y a du blé, je n'ai plus de sacs,

Can-cailla, can-cailla,

Quand y a des sacs, je n'ai plus de blé ! ”

 

            — Voilà ce qu'elle dit, la caille. C'est à peu près notre chant, à nous aussi. Mais avec cela, en ce moment, elle est grasse, et dodue, gavée comme une gourmande qu'elle est !

 

            L'ombre s'insinue maintenant entre nous. Nous nous distinguons avec peine. Il ne faut plus parler. Il ne faut pas effrayer la nuit. Il ne faut pas briser la paix.

 

            Il serait sage de rentrer, de s'aller reposer. Non, restons donc encore un peu. Restons toute la nuit. Elle est si courte, et demain viendra bien assez tôt ! Et puis, si la caille a commencé sa vie, le “ do ”, lui, ne s'est pas encore fait entendre. Il attend son heure. Ce silence ne lui suffit pas… Il n'a qu'une corde à sa lyre, et il le sait. Et il sait aussi que pour que son chant envoûte, il lui faut parler le dernier, parler seul à la nuit. Et il veut envoûter.

 

            Le “ do ” est un sorcier, un “ empicasseux ”. Le “ do ”, cet être chthonien, c'est le crapaud sonneur, en parler nivernais. Il se tient dans son antre humide toute la journée, hébété, paupières closes sur ses yeux globuleux, corps flasque écrasé sur ses pattes repliées. Il se sait laid, la plus laide bête de la création. Alors il se cache toute la journée. Il se terre. Mais il attend son heure. Et quand il fait bien noir, quand il est sûr que rien ni personne ne peut plus le voir, il sort lentement de sa retraite obscure. Les nuits de juillet sont courtes, mais elles sont à lui. Et alors, la bête immonde, pustuleuse, engage avec le ciel où s'allument une à une les étoiles, une mystérieuse conversation et tandis que descend sur la terre le majestueux silence de la nuit de juillet, s'élève, seule, pure comme le cristal, comme les étoiles qui scintillent là-haut, ensorcelante, la note courte et flûtée, inlassablement répétée du “ do ”.

 

 

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