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Révolution chez les Tavard

 

 

Juillet 1955

 

            Juillet est un mois de fête à Briez. Fête de la moisson, du labeur qui commence avant le lever du soleil et ne s'achève qu'au crépuscule. Fête de la peine et de la sueur, du corps brisé de fatigue, le soir. La fête de l'engrangement, enfin la fête d'un cycle qui finit, et qu'on avait inauguré près d'un an plus tôt, en octobre. D'octobre à juillet, on avait suivi avec inquiétude l'aventure chaque année recommencée du grain de blé : on avait attendu “ piquer ”, la petite lance verte qui, à l'automne, se fraie un passage dans les lourds sols bruns ; on avait tremblé aux gelées de février, quand jaunit le blé en herbe ; on avait épié, en mai, les premiers épis jaillissants de la feurre. “ Pas de mois de mai sans épie de blé ”, dit-on. Mais que de craintes encore avant de mettre à l'abri les lourdes gerbes ! Qu'il pleuve trop, et au mauvais moment, et “ la fleur se fait mal ”, les épis seront légers ; que des orages s'abattent sur la récolte au dernier moment, et tout est à nouveau compromis ; le blé “ verse ” et pourrit au sol…

 

            Voilà pourquoi juillet est une fête. Celle qui marque la fin — ou presque — des tourments.

*

* *

            Dès les premiers jours du mois, quelque chose fourmillait dans nos membres. C'est pour quand ? Qui va commencer ? Et l'on surveillait, jour après jour, le passage du vert au jaune clair, puis au blond. Puis les épis, tous ensemble, se recourbent en crosse d'évêque au-dessus de leur hampe : ils inclinent la tête vers le sol, et attendent humblement le coup de faux. Dans l'air plane le chaud parfum du froment mur et de la paille sèche. Allons, c'est le moment ! Sors ta faux, demain tu commenceras, enfin, les premiers “ tours ”.

 

            A cette époque, le remembrement défigurateur n'avait pas encore été effectué. Les champs étaient petits, enclos de haies, imbriqués les uns dans les autres. Aussi devions-nous, avant de faire donner la moissonneuse-lieuse, dégager un passage tout autour de la parcelle, à la faux. Nous appelions ce travail préparatoire “ les tours ”. Il prenait une bonne semaine, et nous travaillions dans les mêmes conditions que nos ancêtres cinquante ou cent ans plus tôt, et avec les mêmes outils.

 

 

            Un matin, nous entendions, venu d'un point ou d'un autre du village : tap, tap, tap,… Cela sonnait, régulier comme le tic-tac de l'horloge :

            — Tiens, voilà Ledin (ou Picarnon, ou Tavard) qui “ bat son dard ”. On va en faire autant, c'est le moment.

 

            Mon père enfonçait alors en terre son enclumeau, s'asseyait à même le sol, jambes écartées, plaçait le fil de la faux sur la surface aplanie de la petite enclume, et de son marteau effilé aux deux extrémités, il battait à petits coups bien réguliers l'extrême bord de la lame. Il ne fallait pas frapper trop fort, ni au mauvais endroit, sinon la faux “ s'allongeait ”, ou se tordait, et devenait inutilisable. Cela demandait plus de deux heures.

 

            Le travail terminé, mon père se relevait, portait la main à son dos :

            — Aïe ! c'est complètement rouillé là-dedans !

 

            Puis il adaptait à la faux le râteau que nous utilisions spécialement pour les tours, cinq grands doigts de bois, effilés et légèrement recourbés.

 

            Nous partions le lendemain matin, de très bonne heure : le travail est moins pénible dans la fraîcheur matinale, et la faux mord mieux sur les tiges humides.

 

            Moment émouvant que ce premier jour des moissons. J'avais l'impression de servir une sorte de première messe, qui préparait, je le savais, des semaines et des semaines d'intense dépense physique, des jours de totale fatigue, mais tout cela, ce premier jour recueilli des tours, ces semaines d'efforts dans la chaleur qui suffoque et la poussière, oui, tout cela, nous le savions, c'était notre lot, notre récompense aussi, et nous l'acceptions tranquillement, comme le mineur qui descend au fond du puits. Mon père disait au reste souvent :

            — Non, il n'y a pas de travail plus pénible que celui du paysan. Sauf peut-être celui du mineur.

 

            Nous partions d'ordinaire à trois pour les tours : le faucheur, celui qui préparait les liens — un enfant, ou une femme —, et celui qui faisait les javelles et liait les gerbes. Nous emportions deux litres de cidre bien frais, tiré au tonneau, et, dans le cadrain, du fromage blanc, de la crème, des cornichons, avec un gros pain de quatre livres.

 

            Arrivés au champ, nous placions tout cela au cœur le plus ombreux de la haie. C'est que, à cette heure, l'air était frais, presque froid ; mais à dix heures, il serait transformé en fournaise.

 

            Mon père fauchait. Il avait accroché à la ceinture le coffin — nous disions le “ coui ” — plein d'eau, dans laquelle trempait la pierre à aiguiser. Il dressait la faux devant lui, sortait la pierre, “ et fric et frac, et fric et frac ”, il torchait une dernière fois la lame, à coups de pierre rapides, un coup à l'intérieur, un coup à l'extérieur. Il faisait si vite que je me demandais toujours comment il pouvait ne pas se couper. Un dernier long coup de pierre à l'intérieur : “ friic ” ! Deux petits coups de pouce pour vérifier le fil : la faux coupait comme un rasoir. Mon père disait, c'était rituel :

            — Est-ce qu'il y en a un qui veut être rasé ?

 

            On riait une bonne fois, la dernière de la matinée. Puis il se cassait en deux, le haut du corps jeté en avant, les jambes bien écartées. Un coup de faux, très ample : “ friss ” faisait la lame passant comme au travers des feurres. Les tiges ramassées par le râteau venaient se poser bien gentiment, un peu en oblique, contre celles qu'avait épargnées la faux. Mais déjà mon père avait avancé d'un petit pas et donnait son second coup : “ friss ” ! Un pas en avant : “ friss ” ! L'homme avançait maintenant, réglé comme une mécanique, sans se presser, un coup de faux, un pas en avant, un coup de faux, un pas en avant. Corps immobile, figé en équerre, seuls les bras et les jambes se balancent et se déplacent en rythme. Il va faucher ainsi, pendant une heure peut-être, sans se presser, sans se relever. La mécanique paraît infatigable. Elle est efficace, et le chemin qu'elle trace au bord de la haie s'allonge. Allons, derrière, ce n'est pas le moment de finir la nuit !

 

*

* *

 

            Aristide Tavard était lui aussi un bon faucheur, malgré sa petite taille. Cette année-là, il avait commencé sa moisson aux Champs-Guillarmes, sa plus grande parcelle. Il avançait pas à pas, mécanisme bien réglé, au milieu des hautes hampes qui le dépassaient. Cent mètres, deux cents mètres… Derrière lui, il n'entendait plus Angéline qui, d'une poignée de feurre tressait les liens et les disposait de vingt mètres en vingt mètres, ni le grand Raymond qui, à reculons, ramassait les lourdes tiges, les réunissait en javelles qu'il déposait sur les liens (nous disions les “ yasses ”), et les ceinturait ensemble, en une gerbe plus grosse qu'Angéline, et plus lourde qu'Aristide. Et puis Raymond prenait la gerbe par la taille, comme une fille à culbuter, et il la plantait debout, tout contre la haie, pour qu'elle ne gêne pas le passage des chevaux. Il devait les avoir sérieusement distancés…

 

            Il commence à faire chaud, Aristide… Tu pourrais peut-être te relever ? Souffler un peu ? La sueur inonde ton visage, et le cidre est frais, dans la bouteille, là-bas, derrière toi, au creux de la haie… Non, un quart d'heure encore. Après, je m'arrêterai. Je soufflerai un peu…

 

            Il se sentait gaillard, Aristide, et tout heureux d'avoir commencé, une fois encore la moisson. “ Friiss ”, faisait la faux, régulièrement. Ça va, Aristide, continue comme ça. T'as trouvé la cadence. Bien large, ton coup de dard, hein ? Deux mètres au moins. C'est qu'il faut faire la place pour trois chevaux de front. Du beau travail, Aristide, tu fais… y a pas à dire… même un jeune gars ne ferait pas mieux. Même pas le Raymond, qu'est pourtant bien plus costaud que toi. L'Raymond… Qu'est-ce qu'il lui arrive donc, en ce moment ? Quelque chose ne va pas, depuis quelque temps, à la maison. Il ne sait pas quoi, Aristide. Il ne pourrait pas dire, non. Il ne comprend pas, et il évite de chercher, mais il sent bien que l'orage monte. C'est ce silence, à table. Ils sont là, tous les trois, trois fois par jour, assis autour de la table. Les repas se prennent dans un silence lourd, étouffant. On entend seulement les cuillères, ou les fourchettes, tinter dans l'assiette, le lapement du grand Raymond. Pas un mot. Que c'est lourd ! Ou alors, si Raymond desserre les dents, c'est pour demander :

            — M'man, passé moué l'pain ! Ou le sel. C'est tout. Jamais il ne le demanderait au père, qui n'attend pourtant qu'un geste, qu'un mot pour démontrer sa bonne volonté…

 

            Alors, Aristide s'est recroquevillé sur lui-même. Il essaie de faire le moins de bruit possible en mangeant. De se faire tout petit. S'il pouvait s'aplatir contre le mur… Ou passer sous la table, comme le chien… Il ne demande jamais rien. S'il a besoin du pain, du sel ou du cidre, il attend que ça arrive à portée de la main, ou alors il se lève, et va le chercher au bout de la table.

 

            Mais il sent bien que plus il tente de se faire oublier, et plus l'air s'épaissit autour de lui. Il prend vite son repas, dix minutes, pas plus, puis il referme son couteau et s'éclipse, il va “ voir les bêtes ” et laisse en tête à tête sa femme et son fils. Le voilà comme de trop. Depuis quelques jours, il a même surpris, en levant le nez de sur son assiette, des regards entre les deux autres… Celui d'Angéline lui semble dur. Elle est fermée. Au lit aussi d'ailleurs… Vrai, on dirait qu'elle ne peut plus me supporter… Qu'est-ce que je lui ai donc fait ? Raymond, lui, a un mauvais sourire au coin des lèvres, et son œil est comme moqueur. Ça lui fait mal, à Aristide, tout ça…

 

            Mais voilà, aujourd'hui, il veut oublier tout. Ça va peut-être s'arranger… Aujourd'hui, Aristide montre sa valeur aux deux autres. Il est maître dans le maniement du fauchon, ça, même Raymond ne peut pas le lui enlever. Et puis, n'est-il pas, malgré tout, le chef de famille, puisqu'aujourd'hui il va en tête, il dégage le chemin pour que les autres passent, et les autres le suivent.

 

            “ Friiss ” fait la faux, avec plus d'assurance encore. Et les tiges bien droites soudain vacillent, frappées à mort par le tranchant acéré de la lame. Mais elles sont pleines de sagesse résignée : leur heure n'a-t-elle pas sonné, ne sont-elles pas bien mûres, avec leur lourd épi qui déjà courbe la tête, comme s'il s'apprêtait au sacrifice ? Alors elles se laissent sagement emporter par le râteau, qui les dépose tout doucement, en bout de course, à gauche. Elles attendent là, un peu inclinées. Elles attendent que Raymond vienne les ramasser et les mettre en gerbe.

 

            Oui, il se sent bien aujourd'hui, Aristide. Il a retrouvé le rythme exact, le balancement qui échauffe les muscles et ne fatigue plus. Il lui semble qu'il pourrait continuer ainsi jusqu'au soir.

            — P'pa, va pas si vite ! C'est pas la peine. Té voué ben qu'la mère peut pus t'suivre !

 

            Le grand Raymond lui a crié cela, de loin. Oh qu'il n'aime pas ce ton, Aristide ! Ce ton hargneux, provoquant.

 

            Aristide a arrêté le mouvement mécanique. Il s'est redressé — oh, un peu, parce que là, maintenant, on sent les reins —, il s'est épongé le front du revers de la main, et s'est retourné vers les deux autres. C'est vrai qu'ils sont loin. Mais que dire ? Il n'a rien trouvé à répondre, Aristide. Est-ce qu'il commencerait à les craindre ? Il a marmonné, à ce qui lui semble, qu'il n'avait pas l'impression d'aller trop vite. Que cela ne faisait rien, si Angéline perdait du terrain. Que de toutes façons, tout à l'heure, il pourrait “ l'agider ”, lui donner un coup de main. Mais non, cent fois non, il ne se souvient pas avoir eu un haussement d'épaule !

            — Qu'est-ce que tu dis ? Que tu t'en fous ? Ah j'vas t'montrer ça, moué, si tu t'en fous ! J'vas t'montrer à “ enfler de l'épaule ” !

 

            Mais qu'est-ce qui lui prend, au grand Raymond ? Voilà que, d'un geste violent, il vient de lancer sa gerbe dans la haie. Voilà qu'il retrousse les manches de sa chemise. Angéline aussi s'est redressée. Elle regarde passer son fils, les mains sur les hanches. Elle ne lui a pas dit un mot, mais Aristide a eu l'impression, l'espace d'un éclair, qu'au moment où Raymond arrivait à sa hauteur, elle avait eu un regard d'encouragement. Il lui a même semblé qu'elle hochait la tête, comme pour lui dire : vas-y !

 

            Aristide voyait Raymond fondre sur lui, et il restait là, paralysé, tenant encore la faux de la main gauche. Il ne pouvait pas croire. Après, il ne se souvient plus bien de ce qui s'est passé. Si, il se souvient que Raymond lui a arraché le fauchon des mains, violemment. Et puis il l'a bousculé, il l'a renversé, il a posé son gros derrière sur sa poitrine, et il s'est mis à lui marteler le visage, calmement, méthodiquement, sans proférer une parole. Aristide s'est mis à hurler. On a même entendu ses cris depuis le village. Il hurlait comme une bête. Des voisins, qui travaillaient pas loin ont raconté, le soir, qu'Aristide appelait : Au secours ! Au secours ! Y vont m'tuer ! Puis des gémissements, comme si on l'étouffait. Et puis le silence est retombé sur les champs bien blonds de l'été.

 

            Juillet est un mois de fête à Briez. Mais ce jour-là, la fête s'est terminée tôt pour les trois Tavard. Nous les avons vus rentrer au village, en pleine journée, Angéline en tête, qui criait que tout ça était bien fait, qu'il l'avait bien cherché, que “ cela ” ne pouvait plus durer. Raymond suivait, sans rien dire, l'air plutôt dégagé. Et Aristide, cent mètres derrière, traînait, la tête basse. Ils sont rentrés tous les trois à la maison, et on ne les a plus revus de la journée.

 

            Tout le village, ou peu s'en faut, a entendu la scène. Plusieurs moissonneurs auraient pu porter très vite secours à Aristide. Aucun ne s'est dérangé : à Briez, on était habitué à ces prises de pouvoir dans la violence ; plusieurs familles après tout étaient déjà passées par là. Non, on a laissé les Tavard régler leurs comptes, et cela valait peut-être mieux ainsi, car, à partir de ce jour, un nouvel équilibre s'est réalisé entre eux. Aristide est devenu muet et soumis. Jamais la moindre allusion à ce qui s'était passé. Apparemment, il a obtenu à ce prix le pardon et la paix. Raymond a pris le commandement de la tribu, et a entrepris, avec sa mère, la modernisation de la ferme. Il s'est lancé dans les emprunts, il a acheté des engrais, et puis le tracteur.

 

           C'est comme ça que la tribu Tavard a commencé, avec son nouveau chef, une ascension qui devait la mener très haut.

 

 

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