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Mon village

 

 

 

            On tombait dessus à l'improviste, avant d'en avoir soupçonné l'existence, tapi qu'il était derrière ses haies, ses arbres qui dégringolaient sur lui en cascades. On tombait dessus au déboucher d'un chemin creux, poussiéreux ou boueux selon la saison. Le bitume n'avait pas encore aseptisé ma campagne, et les routes étaient “ blanches ” comme on disait, c'est-à-dire seulement empierrées. On surprenait mon village qu'aucun panneau ne signalait, et on avait envie de lui demander pardon de l'avoir dérangé.

 

            Mon village, c'était une sorte de nébuleuse, une quinzaine d'habitations au total, et une église plantée à peu près au centre ; quinze habitations essaimées sur près d'un kilomètre, mais rassemblées en trois groupes nettement distincts les uns des autres, comme trois troupeaux qui font semblant de s'ignorer. Et dans chaque troupeau, les maisons se tenaient encore à distance méfiante les unes des autres, entourées de leurs “ éances ”, leurs ouches, deux ou trois champs clos de haies vives et d'arbres fruitiers de toutes sortes. Un chemin circulaire, de forme elliptique, reliait les trois groupes, encerclant le village. En faire le tour demandait bien trois quarts d'heure. Trois quarts d'heure pour aborder à quinze galaxies différentes, étrangères, parfois hostiles, rassemblées par hasard, tenues de faire ménage vivable.

 

            La ferme de mon père faisait partie du groupement le plus important, celui du nord. Elle présentait deux grands blocs de bâtiments ; l'un réservé uniquement aux granges et aux étables se terminait par un hangar sous lequel nous entassions en été la moisson ; l'autre comprenait la maison d'habitation — quatre pièces en tout, avec grenier au-dessus —, une écurie et une grange. Une grande cour ouverte s'étendait devant les bâtiments, occupée par une pompe monumentale, dont nous balancions le bras tout au long de la journée pour abreuver les bêtes et les gens, et, juste à côté de la pompe, un énorme tas de fumier qui venait buter contre un vieux chêne. En dépit de la proximité de l'eau et du fumier, jamais aucun de nous ne contracta la moindre maladie. Un orme gigantesque, au tronc colossal, tourmenté, couvert de plaies et de bosses veillait, depuis plus d'un siècle, devant la maison d'habitation. Il avait manifestement été planté au moment de la construction, au 19ème siècle, par des gens qui l'avaient investi de multiples missions. Et depuis, il était là, silencieux et tutélaire, témoin des jours de bonheur comme des drames de ma famille, et chaque année il donnait à la façade, tournée vers le midi, une ombre et une relative fraîcheur dont nous nous délections.

 

            La cour était en partie garnie d'herbes sauvages variées, apportées des champs en été, avec le foin et la moisson. Mais le reste était nu, dénivelé, poussiéreux en été, fangeux à la moindre pluie, et pendant tout l'hiver. Nous pataugions dans dix centimètres de boue et de fiente, et bien souvent nous “ gaugions ” : cette pâtée dégoûtante passait par dessus le rebord de nos sabots et souillait nos chaussettes.

 

            Une mare, nous disions un “ crot ”, avait enfin été creusée tout près ; chaque ferme avait sa mare. La notre était cernée d'un demi-cercle d'ormes aussi vieux que le premier. C'était un coin d'ombre et de fraîcheur permanente.

 

            Le temps a passé. Mes parents ont quitté la ferme, rachetée par les Tavard. Les nouveaux propriétaires n'avaient que faire de la maison d'habitation ; ils l'ont vendue à des Parisiens qui sont venus finir leurs jours là. Toutes les maisons d'habitation en vente dans mon village sont acquises par des Parisiens. On les signale dans les journaux : fermette à vendre. Un Parisien se présente, assoiffé de propriété, d'un toit à lui tout seul et d'un lopin de terre. Il achète et se met au travail.

 

            Nos Parisiens se sont mis au travail. Ils ont porté la main sur la maison où je suis né, où j'ai vécu vingt ans. Je ne veux plus la voir. Ils lui ont arraché son âme. D'abord, le Parisien qui achète une “ fermette ” veut être chez lui, que ça se voie et qu'on le sache. Nos fermes nivernaises n'étaient jamais closes. La façade donnait presque toujours sur la rue, la cour n'était jamais fermée. Le Nivernais n'est pas, je crois, particulièrement ouvert. Ses maisons, si. En passant dans la rue on peut voir le ventre de nos maisons, leurs entrailles : le mobilier, la femme au travail, quand ce n'est pas la scène de ménage. Il ne serait venu à l'idée de personne, originaire du village, de faire clore sa maison d'habitation. Les clôtures, c'est pour les bêtes. L'idée est venue à nos Parisiens. Ils ont commencé par faire abattre le vieil orme, qui leur cachait l'horizon ; s'ils sont venus à la campagne, c'est pour voir la campagne, pas pour ne voir qu'un bout de cour cerné par des arbres. Alors, à quoi bon quitter Paris ? Mais aussi, le Parisien, dont toute la vie a été limitée à la cour intérieure d'un immeuble, ne peut plus se passer de béton. Les miens ont acheté du ciment, du grillage et du fil de fer barbelé, et ils ont fait venir le maçon du coin, et ils ont fait dresser tout autour de leur propriété une jolie petite Muraille de Chine en parpaings barbouillés d'un ciment couleur ciment et surmontée d'une clôture grillagée, fil-de-ferrée, mais non encore électrifiée. Ils ont fait aménager une porte étroite dans la muraille, ils ont acheté deux plaques à la ville. Sur l'une, on lit : “ Propriété privée. Défense d'entrer ”. Sur l'autre : “ Chien méchant ”. Et puis, ils se sont fait forger par le maréchal-ferrant du village, un peu reconverti depuis que les chevaux ont déserté ma campagne, et je comprends ces braves bêtes, une sorte d'enseigne en fer tourmenté à l'espagnole, ils ont appliqué l'enseigne sur la façade de ma maison, et ils ont appelé ma maison “ Lou Bastidou ”. En Nivernais. Je ne veux plus voir ma maison.

 

            Les volets de bois ont été remplacés par des persiennes métalliques, la façade a été recrépie, et le maçon du village a flanqué sur tout cela, avec sa moulinette, un badigeon vaguement lie de vin. Mes Parisiens ont refermé leur porte, acheté un téléviseur. Depuis, on ne les a pour ainsi dire pas revus. Ils attendent la mort derrière leur Muraille de Chine, à “ Lou Bastidou ”. Mais ma maison est déjà morte, comme la moitié du village.

 

            En sortant de la cour, j'avais le choix : prendre sur ma gauche, et descendre le “ Chemin vert ” qui menait aux champs ; ou alors, partir sur la droite, et faire le tour du village. Je passais près du vieil orme, et je laissais sur ma gauche un énorme noyer. Les noyers se sont bien vendus, voici une quinzaine d'années. En face du noyer, retirée au fond d'une cour spacieuse, herbeuse, se tenait une maison d'habitation, modeste mais bien proportionnée ; elle avait été avant ma naissance une petite ferme vivante, qui abritait deux vieux et leurs quelques bêtes. La cour, déserte maintenant, avait vécu de la vie intense des basses-cours, avec des volailles qui se disputent, des chiens qui se poursuivent ; elle avait retenti des bruits de la vie, des cris des hommes, de leurs colères et de leurs rires, du tintement des seaux qui s'entrechoquent, du claquement des sabots qui battent le sol.

 

            Quand je l'ai connue, la petite maison était fermée depuis longtemps. Les deux vieux avaient, à peu de temps l'un de l'autre, franchi pour la dernière fois le seuil, portés par quatre voisins. Les héritiers, de lointains neveux, avaient fermé portes et volets, comme on ferme les paupières des morts. Et le temps avait commencé son travail de lente destruction. Les herbes envahissaient le seuil, des arbustes jaillissaient de derrière les volets. Le toit de vielles tuiles commençait à se déniveler, à s'affaisser. La petite maison n'existe plus, aujourd'hui. On ne distingue plus à sa place qu'un tas de pierres recouvert de ronces et d'orties. Moi seul en ai gardé le souvenir. La petite maison s'est fait hara-kiri, quelque temps avant l'arrivée des Parisiens.

 

            Je longeais ensuite un jardin entouré de sa haie, dans laquelle on avait aussi planté des arbres fruitiers, surtout des quetschiers. C'était le jardin d'Edith. Je me souviens qu'en septembre bien des fois je me suis laissé aller à tendre la main vers les fruits oblongs aux reflets bleutés, dont le parfum inondait le chemin. Je me cachais un peu, mais je ne pense pas qu'Edith m'eût grondé, si elle m'avait surpris. Sa maison, perpendiculaire au jardin, possédait deux façades, l'une tournée au nord, face à la route, l'autre au midi. C'était la seule maison du village qui fût purement résidentielle ; aucune écurie ne la flanquait, seulement une sorte de grange dans laquelle Edith faisait entreposer son bois. C'est côté nord, côté route, que se tenait la vie. Une belle cour, entièrement occupée par une sorte de gazon ras, séparait la maison de la route. Un sentier bien droit, recouvert de gravillons, conduisait à la porte d'entrée, et à chaque printemps Edith faisait sortir son banc de bois vert et cinq énormes baquets qui contenaient des géraniums. L'ensemble faisait un peu froid, et n'était véritablement agréable que par les chaudes après-midi d'été. C'est là que je voyais souvent Edith, assise sur le banc et tricotant.

 

            — Bonjour, Jean, me disait-elle de sa voix douce, de celles qu'on contracte dans la fréquentation assidue des sacristies et des confessionnaux, de celles que l'on compose avec application. Bonjour ! Te voilà parti faire un tour !

 

            Edith était “ le ” notable du village. C'était la seule personne qui vécût “ sans rien faire ” comme nous disions, c'est-à-dire en bourgeoise, de ses rentes. Elle était le plus important propriétaire terrien du village ; c'est elle qui possédait la ferme dans laquelle peinaient mes parents et leurs deux employés — on disait alors “ domestiques ”, comme pour les gens de maison —. J'avais donc pour Edith la crainte et le respect qu'ont les petites gens pour ceux dont ils dépendent. Et puis, pour tous les habitants du village, Edith, outre la grande propriétaire-qui-pouvait-vivre-sans-travailler, c'était aussi un passé exceptionnel, romanesque et à peine croyable dans une campagne aussi conformiste. Elle avait été, cinquante ans plus tôt, un personnage à scandale. Sa “ renommée ” avait gagné plusieurs cantons des environs ; tout le monde connaissait son histoire, et comme on ne l'évoquait devant les enfants qu'en chuchotant et par allusions, je savais que ce devait être un affaire scabreuse. On ne disait jamais, pour désigner notre propriétaire : Mademoiselle Teute, ou Mademoiselle Edith, et encore moins, comme on aurait dû, Madame Gendrot, mais tout simplement Edith.

 

            Sa maison était attenante à celle des Picarnon, et se continuait par une grange, une écurie, l'habitation des Picarnon, deux pièces seulement comme dans la plupart des fermes nivernaises, et enfin une autre écurie ; tout cela, placé sous un même toit, formait une grande bâtisse basse et très allongée. En face, la petite maison de Charles Massery faisait tout à fait maison de retraité, avec sa porte pleine et son unique fenêtre, son petit poulailler appuyé au pignon. Charles Massery s'était retiré là avec la “ Fine ” sa femme quand il avait quitté la ferme qu'il exploitait dans un autre village.

 

            Passée la maison des Picarnon, la route prenait un brusque tournant à angle droit, et, toujours se glissant sous les arbres fruitiers si grands que leurs branches s'embrassaient au-dessus de nous et formaient tunnel, elle entreprenait le tour du village, laissant sur la gauche, à l'écart, la ferme des Ledin, gagnant celle de Plautat. Là, nouveau tournant à gauche à angle droit, nouveau passage sous un tunnel de pommiers, et l'on débouchait sur la place de l'église, à peu près au milieu du village. C'était une vaste place, qui avait été occupée jusqu'au milieu du 19ème siècle par le cimetière. On avait supprimé ce cimetière qui enserrait l'église, soit parce qu'il était devenu trop exigu, soit pour des raisons d'hygiène, et on avait planté des tilleuls. Ils étaient devenus opulents et donnaient à la place de l'église un air de petite ville. Chaque été, au mois de juin, les hommes venaient en couper quelques branches, et toutes les femmes du village arrivaient avec des paniers, attirées comme des abeilles par l'odeur sucrée des fleurs de tilleul. Elles butinaient leur récolte pour une année, et ces fleurs, une fois séchées, donnaient pour tout l'hiver des tisanes que l'on administrait pour un oui ou pour un non, à la moindre fièvre, surtout aux enfants. Les hommes préféraient la “ tisane de Bertignelles ”, c'est-à-dire les vins, blancs et rouges des coteaux de Loire, ou la “ goutte ”.

 

            L'église de mon village était, et est toujours une importante construction, protégée par ses grands tilleuls. On est surpris même par l'ampleur du bâtiment, comparée à la faible population du village, et à sa tiédeur religieuse. Mais c'est qu'elle draine les paysans de plusieurs gros hameaux, et c'est aussi qu'à l'époque de sa construction notre compagne était beaucoup plus peuplée qu'aujourd'hui. L'édifice date de la première moitié du seizième siècle, comme la plupart de ceux du nord du département. Il est de style gothique flamboyant. Je ne connais dans la région qu'une église qui échappe à la règle, remonte trois siècles plus avant et appartienne à l'art roman. On dirait que la région n'a été peuplée, ou christianisée, que tardivement, au temps de François 1er.

 

            En réalité, je crois que mon village, comme beaucoup d'autres, possédait son édifice cultuel avant le seizième siècle ; peut-être une petite chapelle, ou peut-être une petite église sans voûte, ou même dans quelques cas une humble église romane ; mais toutes ces constructions, et probablement les villages avec, ont dû être rasés plusieurs fois au cours de la Guerre de Cent Ans.

 

            Notre région se trouvait en effet, pour son malheur, située juste aux confins des zones contrôlées depuis Bourges par le dauphin Charles, et de celles occupées par les Anglais, ou plutôt les Bourguignons leurs alliés. Au temps de Jeanne d'Arc, mon village était tenu, comme à peu près tout le Val de Loire, par un seigneur-brigand, Perrinet Gressard, qui possédait toute une série de forteresses face au Berry, depuis Chevenon au sud de Nevers, en passant par la ville fortifiée de La Charité-sur-Loire, son fleuron, jusqu'à La Motte-Josserand au nord de Cosne. Ce coin de terre a dû voir s'affronter Bourguignons et Français, et je me demande comment quelques vilains, parmi lesquels mes ancêtres, ont pu passer au travers des massacres. Ce que je sais, c'est que où que l'on creuse dans mon village, on tombe fatalement sur des amas de crânes et de tibias. Nous vivons sur un charnier.

 

            Au sortir de cette période de guerre et probablement d'épidémies, les rescapés, mes ancêtres, ont vu grand, et je crois qu'ils ont voulu faire un pied de nez aux malheurs passés, un acte de foi dans la vie. Ils ont bâti un grand édifice de quatre travées, avec chœur et transept, le tout recouvert d'une haute voûte ogivale, et surmonté d'un clocher d'ardoise pointu qui pique le ciel. Mais ils n'avaient pas tout à fait oublié les incursions des soldats pillards, et ils ont flanqué l'église de puissantes tours percées d'archères qui lui donnent un peu l'aspect d'une forteresse.

 

            La route longe les tilleuls, et continue, bordée de haies, à desservir les trois noyaux du village. Elle tourne une dernière fois à angle droit, toujours à gauche, et la boucle se referme juste devant notre maison, près de la mare.

 

            Je pouvais aussi, en sortant de la cour de notre ferme, prendre à gauche, et alors je quittais aussitôt le village par le plus beau des chemins qui le desservaient, et que nous appelions le “ Chemin vert ”.

 

            C'était un chemin encaissé entre deux talus plantés de haies. En fait, ce sont des arbres fruitiers qui l'ombrageaient au départ. Il y en avait de toutes sortes, pruniers, poiriers, pommiers, cerisiers ; ils nous appartenaient ; je veux dire, ils appartenaient à Edith. Les fermiers ne possédaient pas l'arbre, ils n'avaient droit qu'aux fruits ; nous en consommions tout au long de l'année. La saison commençait en juin avec de grosses prunes d'un violet foncé, peu sucrées, que nous appelions “ macariées ” ; leur rustaude âcreté nous faisait grimacer, mais c'étaient les premiers fruits de l'année, ils annonçaient un renouveau, la pâque de la terre. Venaient ensuite les pommes de moisson, au mois de juillet, et cela ne finissait plus, jusqu'en novembre où nous cueillons avec dévotion les longues “ poires d'épine ”, dites aussi “ poires de curé ”, que nous allongions avec précaution sur le plancher du grenier, l'une à côté de l'autre, sans qu'elles se touchent surtout, comme de petits soldats morts au combat. Elles reposaient là, se “ faisaient ” jusqu'au mois de janvier, et à partir de ce moment nous offraient, jusqu'en avril, leur chair blanche, délicatement parfumée, sous une peau un peu fripée.

 

            Nos grands-parents avaient la religion de l'arbre. Chaque génération avait à cœur d'enrichir le patrimoine familial en en plantant, en en greffant de nouveaux.

 

            Mais le dieu-tracteur est arrivé. Il ne pouvait s'accommoder du bocage. On lui a tout sacrifié, on a remembré les champs, livré au bulldozer les haies vives et les arbres sans discernement, sans exception, sans remords. On a nivelé le paysage, dénudé la terre, vouée désormais aux rendements intensifs du blé et du colza. Et aujourd'hui, les petits-fils des vieux sages qui plantaient un arbre comme on met au monde un enfant, achètent des pommes “ golden ” sous cellophane, d'un bout à l'autre de l'année. Ils achètent aussi leur lait — en poudre — et leur œufs.

 

            Maintenant, ils vivent comme à la ville.

 

 

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